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Trois paysans qui, à l’accoutumée, s’occupaient de la basse-cour, avaient été appelés pour assurer le service. Ils fleuraient un peu le porc et le clapier.

— Notre écuyer tranchant ! dit dame Eliabel avec une mimique d’excuse et d’ironie, en désignant le boiteux qui coupait les rouelles de pain, épaisses comme des meules, sur lesquelles on mangeait les viandes. Il faut vous dire, messire Baglioni, qu’il s’entend surtout à fendre le bois. Cela explique…

Guccio mangea et but beaucoup. L’échanson avait la main lourde, et l’on eût dit qu’il versait à boire aux chevaux.

La famille poussa Guccio à parler, ce qu’il fit volontiers. Il raconta sa tempête sur la Manche de telle façon que ses hôtes en laissèrent tomber la queue de sanglier dans la sauce. Il disserta de tout, des événements, de l’état des routes, des Templiers, du pont de Londres, de l’Italie, de l’administration de Marigny. À l’entendre, il était l’intime de la reine d’Angleterre, et il insista si fort sur le mystère de sa mission qu’on eût pu croire qu’il allait y avoir la guerre entre les deux pays. « Je ne saurais vous en dire davantage, car ceci est secret du royaume et ne m’appartient point. » À faire étalage de soi devant autrui, on se persuade aisément soi-même ; et Guccio, voyant les choses d’autre façon que le matin, considérait son voyage comme une grande réussite.

Les deux frères Cressay, braves jeunes gens, mais pas très déliés de cervelle, et qui n’avaient jamais poussé plus loin que Dreux, contemplaient avec admiration et envie ce garçon qui était leur cadet et avait déjà tant vu et tant fait.

Dame Eliabel, un peu à l’étroit dans sa robe, se laissait aller à regarder tendrement le jeune Toscan, et, en dépit de sa prévention contre les Lombards, elle trouvait bien du charme aux cheveux bouclés, aux dents éclatantes, au noir regard, et même à l’accent zézayant de Guccio. Elle lui servait le compliment avec adresse.

« Méfie-toi des flatteries, avait dit souvent Tolomei à son neveu. La flatterie est le pire péril pour un banquier. On résiste mal à écouter dire du bien de soi, et mieux vaut pour nous un voleur qu’un flatteur. »

Mais Guccio buvait la louange comme il buvait l’hydromel. En vérité, c’était surtout pour Marie de Cressay qu’il parlait, pour cette jeune fille qui ne le quittait pas des yeux en levant ses beaux cils dorés. Elle avait une manière d’écouter, les lèvres entrouvertes comme une grenade mûre, qui donnait envie à Guccio de parler, de parler encore.

L’éloignement ennoblit facilement les gens. Pour Marie, Guccio figurait exactement le prince étranger en voyage. Il était l’imprévu, l’inespéré, le rêve trop souvent fait, inaccessible, et qui soudain frappe à la porte avec un vrai visage, un corps bellement vêtu, une voix.

L’émerveillement qu’il lisait dans le regard de Marie fit que Guccio la trouva bientôt la plus belle fille qu’il ait vue au monde, et la plus désirable. Auprès d’elle la reine d’Angleterre lui semblait froide comme la pierre d’un tombeau. « Si elle paraissait à la cour, et vêtue pour cela, se disait-il, elle y serait dans la semaine la plus admirée. »

Lorsqu’on se rinça les mains, chacun était un peu ivre, et le jour venait de tomber.

Dame Eliabel décida que le jeune homme ne pouvait pas repartir à cette heure et le pria d’accepter le coucher, si modeste qu’il fût.

Elle l’assura aussi que sa monture avait été bien soignée et conduite aux écuries. L’existence du chevalier d’aventure continuait, et Guccio trouvait cette vie exaltante.

Bientôt dame Eliabel et sa fille se retirèrent. Les frères Cressay conduisirent le voyageur dans la chambre réservée aux hôtes de passage, et qui semblait n’avoir pas servi depuis longtemps. À peine couché, Guccio coula dans le sommeil, en pensant à une bouche, pareille à une grenade mûre, sur laquelle il buvait tout l’amour du monde.

V

LA ROUTE DE NEAUPHLE

Il fut réveillé par une main qui lui pesait doucement sur l’épaule. Il faillit prendre cette main et la presser contre son visage… Ouvrant l’œil, il vit, au-dessus de lui, l’abondant poitrail et le visage souriant de dame Eliabel.

— Avez-vous bien dormi, messire ?

Il faisait grand jour. Guccio, un peu embarrassé, assura qu’il avait passé une excellente nuit, et qu’il voulait se hâter maintenant de faire toilette.

— C’est honte que d’être ainsi devant vous, dit-il.

Dame Eliabel appela le paysan boiteux qui, la veille, avait servi à table ; elle lui commanda de ranimer le feu, et aussi d’apporter un bassin d’eau chaude et des « toiles », c’est-à-dire des serviettes.

— Autrefois, nous avions au château une bonne étuve avec une chambre à bains et une chambre à suer. Mais tout y tombait en pièces, car elle datait de l’aïeul de mon défunt, et nous n’avons jamais eu assez pour la remettre en état. Aujourd’hui, elle sert à remiser le bois. Ah ! La vie n’est point aisée pour nous, gens de campagne !

« Elle commence à prêcher pour la créance », pensa Guccio.

Il se sentait la tête un peu lourde des boissons du dîner. Il demanda nouvelles de Pierre et Jean de Cressay ; ils étaient partis pour la chasse dès l’aube. Plus hésitant, il s’enquit de Marie. Dame Eliabel répondit que sa fille avait dû se rendre à Neauphle pour quelques achats de ménage.

— J’y vais tout à l’heure, dit Guccio. Si j’avais su, j’aurais pu la conduire sur mon cheval et lui éviter la peine du chemin.

Il se demanda si la châtelaine n’avait pas fait exprès d’éloigner toute sa famille pour demeurer seule avec lui. D’autant que lorsque le boiteux eut apporté le bassin, dont il répandit un bon quart sur le sol, dame Eliabel resta là, chauffant les toiles devant le feu. Guccio attendait qu’elle se retirât.

— Lavez-vous donc, mon jeune messire, dit-elle. Nos servantes sont si balourdes qu’elles vous écorcheraient en vous séchant. Et c’est bien le moins que j’aie soin de vous.

Bredouillant un remerciement, Guccio se résolut à se mettre nu jusqu’à la taille ; évitant de regarder la dame, il s’aspergea d’eau tiède la tête et le torse. Il était assez maigre, comme on l’est à son âge, mais bien tourné dans sa petite taille. « Encore heureux qu’elle ne m’ait point fait porter une cuve où j’aurais dû tout entier me dépouiller sous ses yeux. Ces gens de campagne ont de curieuses façons. »

Quand il eut fini, dame Eliabel vint à lui avec les serviettes chaudes, et se mit à l’essuyer. Guccio pensait qu’en partant vite, et en poussant un temps de galop, il aurait des chances de rattraper Marie sur la route de Neauphle ou de la retrouver dans le bourg.

— Quelle jolie peau vous avez, messire, dit soudain dame Eliabel d’une voix qui tremblait un peu. Les femmes pourraient être jalouses d’une aussi douce peau… et j’imagine qu’il en est beaucoup qui doivent en être friandes. Cette belle couleur brune doit leur sembler plaisante.

En même temps, elle lui caressait le dos, du bout des doigts, tout le long des vertèbres. Cela chatouilla Guccio qui se retourna en riant.

Dame Eliabel avait le regard troublé, la poitrine agitée, et un singulier sourire lui modifiait le visage. Guccio enfila prestement sa chemise.

— Ah ! Que c’est belle chose, la jeunesse ! reprit dame Eliabel. À vous voir, je gage que vous la goûtez bien, et que vous faites profit de toutes les permissions qu’elle donne.

Elle se tut un instant ; puis, du même ton, elle reprit :

— Alors, mon gentil messire, qu’allez-vous faire pour notre créance ?

« Nous y voici », pensa Guccio.