— Vous pouvez bien nous demander ce qu’il vous plaît, continua-t-elle ; vous êtes notre bienfaiteur et nous vous bénissons. Si vous voulez l’or que vous avez fait rendre à ce coquin de prévôt, il est à vous, emportez-le ; cent livres, si vous voulez. Mais vous voyez notre état, et vous nous avez montré que vous aviez du cœur.
En même temps, elle le regardait lacer ses chausses. Ce n’était pas, pour Guccio, les bonnes conditions d’une discussion d’affaires.
— Celui qui nous sauve va-t-il être celui qui nous perd ? poursuivit-elle. Vous autres, gens de ville, ne savez point comme notre position est malaisée. Si nous n’avons point encore payé votre banque, c’est que nous ne le pouvions pas. Les gens du roi nous grugent ; vous l’avez constaté. Les serfs ne travaillent point comme par le passé. Depuis les ordonnances du roi Philippe, qui les encouragent à se racheter, l’idée de franchise leur travaille en tête ; on n’en obtient plus rien, et ces manants seraient tout près de se considérer de même race que vous et moi.
Elle marqua un léger arrêt, afin de permettre au jeune Lombard d’apprécier tout ce que ce « vous et moi » contenait de flatteur pour lui.
— Ajoutez à cela que nous avons eu deux mauvaises années pour les champs. Mais il suffit, ce qu’à Dieu plaise, que la prochaine récolte soit bonne…
Guccio, qui ne songeait qu’à partir à la recherche de Marie, essaya d’éluder.
— Ce n’est point moi ; c’est mon oncle qui décide, dit-il.
Mais déjà il se savait vaincu.
— Vous pourrez remontrer à votre oncle qu’il fait avec nous sage et sûr placement ; je lui souhaite de n’avoir jamais pires débiteurs. Donnez-nous encore une année ; nous vous payerons bien les intérêts. Faites cela pour moi ; je vous en aurai grandement gré, dit dame Eliabel en lui saisissant les mains.
Puis avec une légère confusion, elle ajouta :
— Savez-vous, gentil messire, que dès votre venue, hier… peut-être dame ne devrait point dire cela… je me suis senti de l’amitié pour vous, et qu’il n’est chose qui dépende de moi que je ne voudrais faire pour votre contentement ?…
Guccio n’eut pas la présence d’esprit de répondre :
« Eh bien ! Remboursez donc votre dette et je serai content. »
De toute évidence, la veuve paraissait plutôt prête à payer de sa personne, et l’on pouvait juste se demander si elle se disposait au sacrifice pour faire reculer la créance, ou si elle se servait de la créance pour avoir l’occasion de se sacrifier.
En bon Italien, Guccio pensa que la chose serait plaisante de séduire à la fois et la fille et la mère. Dame Eliabel avait encore des charmes ; ses mains dodues ne manquaient pas de douceur, et sa gorge, tout abondante qu’elle fût, semblait avoir conservé de la fermeté. Mais ce ne pouvait être qu’un amusement de surcroît, et qui ne valait pas de manquer l’autre proie.
Guccio se dégagea des empressements de dame Eliabel, en l’assurant qu’il allait s’efforcer d’arranger l’affaire ; mais il lui fallait courir à Neauphle, et en conférer avec ses commis.
Il sortit dans la cour, pressa le boiteux de seller son cheval, et partit pour le bourg. Point de Marie sur le chemin. Tout en galopant, Guccio se demandait si vraiment la jeune fille était aussi belle qu’il l’avait vue la veille, s’il ne s’était pas mépris sur les promesses qu’il avait cru lire dans ses yeux, et si tout cela, qui n’était peut-être qu’illusions de fin de dîner, méritait tant de hâte. Car il existe des femmes qui, lorsqu’elles vous regardent, semblent se donner à vous dans le premier instant ; mais c’est leur air naturel ; elles regardent un meuble, un arbre, de la même façon et, finalement, ne donnent rien du tout…
Guccio n’aperçut pas Marie sur la place de Neauphle. Il jeta un coup d’œil sur les rues avoisinantes, entra dans l’église, n’y resta que le temps d’un signe de croix, puis se rendit au comptoir. Là, il accusa les commis de l’avoir mal renseigné. Les Cressay étaient gens de qualité, tout à fait honorables et solvables. Il fallait prolonger leur créance. Quant au prévôt, c’était une franche canaille… Tout en parlant, Guccio ne cessait de regarder par la fenêtre. Les employés hochaient la tête en contemplant ce jeune fou qui se déjugeait du lendemain sur la veille, et ils pensaient que ce serait grande pitié si la banque lui tombait tout à fait entre les mains.
— Il se peut que je revienne assez souvent ; ce comptoir a besoin d’être surveillé, leur dit-il en guise d’adieu.
Il sauta en selle, et les cailloux volèrent sous les fers de son cheval. « Sans doute a-t-elle emprunté un sentier de raccourci, se disait-il. Je la rejoindrai au château, mais il sera malaisé de la voir seule…»
Peu après la sortie du bourg, il distingua une silhouette qui se hâtait vers Cressay, et il reconnut Marie. Alors, brusquement, il entendit que les oiseaux chantaient, il découvrit que le soleil brillait, qu’on était en avril, et que de petites feuilles tendres couvraient les arbres. À cause de cette robe qui avançait entre deux prairies, le printemps, auquel Guccio depuis trois jours n’avait pas accordé attention, venait de lui apparaître.
Il ralentit son cheval en arrivant à la hauteur de Marie. Elle le regarda, pas tellement surprise de sa présence, mais comme si elle venait de recevoir le plus beau cadeau du monde. La marche lui avait coloré le visage, et Guccio reconnut qu’elle était plus belle encore qu’il n’en avait jugé la veille.
Il s’offrit à l’emmener en croupe. Elle sourit pour acquiescer, et ses lèvres de nouveau s’entrouvrirent comme un fruit. Guccio fit ranger son cheval contre le talus, et se pencha, présentant à Marie son bras et son épaule. La jeune fille était légère ; elle se hissa lestement, et ils partirent au pas. Un moment ils allèrent en silence. La parole manquait à Guccio. Ce hâbleur, soudain, ne trouvait rien à dire.
Il sentit que Marie osait à peine se tenir à lui. Il lui demanda si elle était accoutumée à aller ainsi à cheval.
— Avec mon père ou mes frères… seulement, répondit-elle.
Jamais encore elle n’avait cheminé de la sorte, flanc contre dos, avec un étranger. Elle s’enhardit un peu et assura mieux son étreinte.
— Êtes-vous en hâte de rentrer ? demanda-t-il.
Elle ne répondit pas, et il engagea son cheval dans un sentier de traverse.
— Votre pays est beau, reprit-il après un nouveau silence ; aussi beau que ma Toscane.
Ce n’était pas seulement compliment d’amoureux. Guccio découvrait avec ravissement la douceur de l’Ile-de-France, ses collines, brodées de forêts, ses horizons bleutés, ses rideaux de peupliers partageant de grasses prairies, et le vert plus laiteux, plus fragile des seigles récemment levés, et ses haies d’aubépine où s’ouvraient des bourgeons gommeux.
Quelles étaient ces tours qu’on apercevait au lointain, noyées dans une brume légère, vers le couchant ? Marie eu beaucoup de peine à répondre que c’étaient les tours de Montfort-l’Amaury.
Elle éprouvait un mélange d’angoisse et de bonheur qui l’empêchait de parler, qui l’empêchait de penser. Où conduisait ce sentier ? Elle ne le savait plus. Vers quoi la menait ce cavalier ? Elle ne le savait pas davantage. Elle obéissait à quelque chose qui n’avait pas encore de nom, qui était plus fort que la crainte de l’inconnu, plus fort que les préceptes enseignés et les mises en garde des confesseurs. Elle se sentait livrée entièrement à une volonté étrangère. Ses mains se crispaient un peu plus sur ce manteau, sur ce dos d’homme qui constituait en l’instant, au milieu du chavirement de tout, la seule certitude de l’univers.
Le cheval qui allait, rênes longues, s’arrêta de lui-même pour manger une jeune pousse.