Guccio descendit, prit Marie dans ses bras et la posa sur le sol. Mais il ne la lâcha point et garda les mains autour de sa taille, qu’il s’étonna de trouver si étroite et si mince. La jeune fille demeurait sans bouger, prisonnière, inquiète, mais consentante, entre ces doigts qui l’enserraient. Guccio sentit qu’il fallait parler ; et ce furent les paroles italiennes pour exprimer l’amour qui lui vinrent aux lèvres :
— Ti voglio bene, ti voglio tanto bene.
Elle parut les comprendre, tellement la voix suffisait à en donner le sens.
À contempler ainsi Marie, sous le soleil, Guccio vit que les cils de la jeune fille n’étaient pas dorés comme il l’avait cru, ni ses cheveux vraiment blonds. Elle était une châtaine à reflets roux, avec une carnation de blonde et de grands yeux bleu foncé, largement dessinés sous le sourcil. D’où venait alors cet éclat doré qui émanait d’elle ? D’instant en instant, Marie devenait pour Guccio plus exacte, plus réelle, et elle était parfaitement belle dans cette réalité. Il l’étreignit plus étroitement, glissa la main lentement, doucement le long de la hanche, puis du corsage, continuant d’apprendre la vérité de ce corps.
— Non… murmura-t-elle éloignant cette main.
Mais comme si elle craignait de le décevoir, elle renversa un peu le visage vers le sien. Elle avait entrouvert les lèvres, et ses yeux étaient clos. Guccio se pencha vers cette bouche, vers ce beau fruit qu’il convoitait tant. Et ils restèrent ainsi de longues secondes, parmi le pépiement des oiseaux, les lointains aboiements des chiens, et toute la grande respiration de la nature qui semblait soulever la terre sous leurs pieds.
Quand leurs lèvres se furent séparées, Guccio remarqua le tronc verdâtre et tordu d’un gros pommier qui croissait là, et cet arbre lui parut étonnamment beau et vivant, comme il n’en avait jamais vu de pareil jusqu’à ce jour. Une pie sautillait dans le seigle nouveau ; et le garçon des villes demeurait tout surpris de ce baiser en plein champ.
— Vous êtes venu ; vous êtes enfin venu, murmura Marie.
On eût dit qu’elle l’attendait depuis le fond des âges, depuis le fond des nuits. Elle ne le quittait plus du regard.
Il voulut reprendre sa bouche, mais cette fois elle refusa.
— Non, il faut retourner, dit-elle.
Elle avait la certitude que l’amour était apparu dans sa vie, et pour l’instant elle était comblée. Elle ne souhaitait rien de plus.
Quand elle fut de nouveau assise sur le cheval, derrière Guccio, elle passa les bras autour de la poitrine du jeune Siennois, posa la tête contre son épaule, et se laissa aller ainsi, au rythme de la monture, liée à l’homme que Dieu lui avait envoyé.
Elle avait le goût du miracle et le sens de l’absolu. Pas un instant elle n’imagina que Guccio pût être dans une disposition d’âme différente de la sienne, ni que le baiser qu’ils avaient échangé pût avoir pour lui une signification moins grave que celle qu’elle y attachait.
Elle ne se redressa, et ne reprit le maintien qui convenait, que lorsque les toits de Cressay apparurent dans le val.
Les deux frères étaient rentrés de la chasse. Dame Eliabel vit sans plaisir Marie revenir en compagnie de Guccio. Quoi qu’ils fissent pour ne rien laisser paraître, les jeunes gens avaient un air de bonheur qui donna du dépit à la grasse châtelaine et lui inspira des pensées de sévérité envers sa fille. Mais elle n’osa aucune remarque en présence du jeune banquier.
— J’ai fait rencontre de damoiselle Marie, et lui ai demandé de me montrer les alentours de votre domaine, dit Guccio. C’est belle terre que vous possédez.
Puis il ajouta :
— J’ai ordonné qu’on reporte votre créance à l’an prochain ; mon oncle, j’espère, m’approuvera. Peut-on rien refuser à si noble dame !
Alors dame Eliabel gloussa et prit un air de discret triomphe.
On fit à Guccio force remerciements ; pourtant, quand il annonça qu’il allait repartir, on n’insista pas trop pour le garder. Il était bien charmant cavalier, ce jeune Lombard, et il avait rendu grand service… mais on ne le connaissait guère, après tout. La créance était prolongée, c’était l’essentiel. Dame Eliabel n’aurait pas de mal à se persuader que ses charmes y avaient aidé.
La seule personne qui désirait vraiment que Guccio restât ne pouvait ni n’osait rien dire.
Pour dissiper la vague gêne qui s’installait, on força Guccio d’emporter un quartier du chevreuil que les frères avaient tué, et on lui fit promettre de revenir. Il promit, en regardant Marie.
— Pour les intérêts de la créance, je reviendrai, soyez certains, dit-il d’un ton jovial qui voulait donner le change.
Son bagage bouclé, il se remit en selle.
Le voyant s’éloigner en descendant vers la Mauldre, madame de Cressay eut un fort soupir et déclara à ses fils, moins pour eux que pour donner du fil à ses illusions :
— Mes enfants, votre mère sait encore parler aux damoiseaux. J’ai fait bonne manœuvre avec celui-là, et vous l’eussiez trouvé plus âpre si je ne l’avais point pris à part.
De peur de se trahir, Marie était déjà rentrée dans la maison.
Sur la route de Paris, Guccio, galopant, se considérait comme un séducteur irrésistible qui n’avait qu’à paraître dans les châteaux pour y moissonner les cœurs. L’image de Marie dans le clos des pommiers, auprès de la rivière, ne le quittait pas. Et il se promettait de revenir à Neauphle, très vite, dans quelques jours peut-être…
Il arriva pour le souper rue des Lombards et, jusqu’à une heure avancée, s’entretint avec son oncle Tolomei. Celui-ci accepta sans peine les explications que Guccio lui donna au sujet de la créance ; il avait d’autres soucis en tête. Mais il parut s’intéresser spécialement aux agissements du prévôt Portefruit.
Toute la nuit, Guccio eut l’impression que Marie habitait son sommeil. Le lendemain il y pensait déjà un peu moins.
Il connaissait, à Paris, deux femmes de marchands, jolies bourgeoises de vingt ans, qui ne lui étaient pas cruelles. Au bout de quelques jours, il avait oublié sa conquête de Neauphle.
Mais les destins se forment lentement et nul ne sait, parmi tous nos actes semés au hasard, lesquels germeront pour s’épanouir, comme des arbres. Nul ne pouvait imaginer que le baiser échangé au bord de la Mauldre conduirait la belle Marie jusqu’au berceau d’un roi.
À Cressay, Marie commençait d’attendre.
VI
LA ROUTE DE CLERMONT
Vingt jours plus tard, la petite cité de Clermont-de-l’Oise connaissait une animation fort inhabituelle. Des portes jusqu’au château royal, de l’église à la prévôté, il y avait grand mouvement de peuple. On se bousculait dans les rues et dans les tavernes, avec une rumeur joyeuse, et les tentures de procession flottaient aux fenêtres. Car les crieurs publics avaient annoncé, tôt le matin, que Monseigneur de Poitiers, second fils du roi, et son oncle, Monseigneur de Valois, venaient accueillir, au nom du souverain, leur sœur et nièce, la reine Isabelle d’Angleterre.
Celle-ci, débarquée trois jours plus tôt sur le sol de France, faisait route à travers la Picardie. Elle avait quitté Amiens le matin ; si tout allait bien, elle parviendrait à Clermont en fin d’après-midi. Elle y dormirait et, le lendemain, son escorte d’Angleterre jointe à celle de France, elle se rendrait au château de Maubuisson, près Pontoise, où son père, Philippe le Bel, l’attendait.
Peu avant vêpres, prévenus de l’approche des princes français, le prévôt, le capitaine de ville et les échevins passèrent la porte de Paris pour présenter les clefs. Philippe de Poitiers et Charles de Valois, qui chevauchaient en tête, reçurent leur bienvenue et pénétrèrent dans Clermont.