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— Quels sont ces hommes qui déshonorent la couronne de France ? demanda Isabelle.

— Ils marchent à vingt pas de vous. Ils sont de l’escorte qui vous fait conduite.

Et il donna les renseignements essentiels sur les frères d’Aunay, leurs fiefs, leur parenté, leurs alliances.

— Je veux les voir, dit Isabelle.

À grands signes, d’Artois appela les deux jeunes gens.

— La reine vous a remarqués, dit-il en leur faisant un gros clin d’œil.

Les visages des deux garçons s’épanouirent d’orgueil et de plaisir.

D’Artois les poussa vers la litière, comme s’il était en train de faire leur fortune, et tandis qu’ils saluaient plus bas que l’encolure de leurs montures, il dit, jouant la jovialité :

— Madame, voici messires Gautier et Philippe d’Aunay, les plus loyaux écuyers de votre frère et de votre oncle. Je les recommande à votre bienveillance. Ils sont un peu mes protégés.

Isabelle examina froidement les deux jeunes hommes, se demandant ce qu’ils avaient dans le visage et l’allure qui pût détourner de leur devoir des filles de roi. Ils étaient beaux, à coup sûr, et la beauté des hommes gênait toujours un peu Isabelle. Soudain, elle aperçut les aumônières à la ceinture des deux cavaliers, et ses yeux aussitôt cherchèrent ceux de Robert. Ce dernier eut un bref sourire.

Désormais il pouvait rentrer dans l’ombre. Il n’aurait même pas à assumer devant la cour le rôle déplaisant de délateur. « Beau labeur, Robert, beau labeur », se disait-il.

Les frères d’Aunay, la tête pleine de rêves, allèrent reprendre leur place dans le défilé.

Les cloches de toutes les églises de Clermont, de toutes les chapelles, de tous les couvents, sonnaient à la volée, et, de la petite ville en liesse, montaient déjà de longues clameurs de bienvenue vers cette reine de vingt-deux ans qui apportait à la cour de France le plus surprenant des malheurs.

VII

TEL PÈRE, TELLE FILLE

Un chandelier d’argent niellé, sommé d’un gros cierge entouré d’une couronne de chandelles, éclairait sur la table la liasse de parchemins dont le roi venait d’achever l’examen. De l’autre côté des fenêtres, le parc se dissolvait dans le crépuscule ; Isabelle, le visage tourné vers la nuit, regardait l’ombre prendre les arbres un à un.

Depuis Blanche de Castille, Maubuisson, aux abords de Pontoise, était demeure royale et Philippe le Bel en avait fait l’une de ses résidences habituelles. Il avait du goût pour ce domaine silencieux, clos de hautes murailles, pour son parc, et pour son abbaye où des sœurs bénédictines menaient une vie paisible rythmée par les offices religieux. Le château lui-même n’était pas grand ; mais Philippe le Bel en appréciait le calme.

— C’est là que je prends conseil de moi, avait-il déclaré un jour.

Il y habitait avec sa famille et une cour réduite.

Isabelle était arrivée l’après-midi, au terme de son voyage. Elle avait abordé ses trois belles-sœurs, Marguerite, Jeanne et Blanche, avec un visage parfaitement souriant, et répondu d’un ton de circonstance à leurs paroles d’accueil.

Le souper avait été bref. Et maintenant Isabelle était enfermée tête à tête avec son père dans la pièce où il aimait à s’isoler. Le roi Philippe l’observait de ce regard glacé dont il contemplait toute créature humaine, fût-ce sa propre enfant. Il attendait qu’elle parlât ; elle n’osait pas. « Je vais lui faire tant de mal », pensait-elle. Et soudain, à cause de cette présence, de ce parc, de ces arbres, de ce silence, il vint à Isabelle une grande bouffée de souvenirs d’enfance, en même temps que de pitié pour elle-même.

— Mon père, dit-elle, mon père, je suis malheureuse. Ah ! Comme la France me semble loin depuis que je suis reine d’Angleterre ! Et comme j’ai le regret des jours qui ne sont plus !

Elle eut à se défendre contre la tentation des larmes.

— Est-ce pour m’informer de ceci, Isabelle, que vous avez entrepris ce long voyage ? demanda le roi d’une voix sans chaleur.

— Si ce n’est à mon père, à qui dirai-je que je n’ai pas de bonheur ? répondit-elle.

Le roi regarda la fenêtre, maintenant obscure, et dont le vent faisait vibrer les vitraux ; puis il regarda les chandelles, puis le feu.

— Le bonheur… dit-il lentement. Qu’est-ce donc que le bonheur, ma fille, sinon de convenir à notre destinée ?

Ils étaient assis face à face sur des sièges de chêne.

— Je suis reine, il est vrai, dit-elle à voix basse. Mais est-ce qu’on me traite en reine là-bas ?

— Vous fait-on du tort ?

Il avait mis peu de surprise dans sa question, sachant trop ce qu’elle allait répondre.

— Ignorez-vous à qui vous m’avez mariée ? dit-elle. Est-ce un mari, celui qui déserte mon lit depuis le premier jour ? À qui ni les soins, ni les égards, ni les sourires qui lui viennent de moi, n’arrachent un mot ? Qui me fuit comme si j’étais affligée de la lèpre et distribue, non pas même à des favorites, mais à des hommes, mon père, à des hommes, les faveurs qu’il m’a ôtées ?

Philippe le Bel connaissait tout cela depuis longtemps, et depuis longtemps aussi sa réponse était prête.

— Je ne vous ai point mariée à un homme, Isabelle, mais à un roi. Je ne vous ai point sacrifiée par erreur. Est-ce à vous que je dois apprendre ce que nous devons à nos États, et que nous ne sommes point nés pour nous laisser aller à nos douleurs de personnes ? Nous ne vivons point nos propres vies, mais celles de nos royaumes, et c’est par là seulement que nous pouvons trouver notre contentement… si nous convenons à notre destinée.

En parlant, il s’était rapproché du chandelier. La lumière accusait les reliefs ivoirins de son beau visage.

« Je n’aurais pu aimer qu’un homme qui lui ressemblât, pensa Isabelle. Et jamais je n’aimerai, car jamais je ne trouverai d’homme à sa semblance. »

Puis à haute voix :

— Ce n’est point pour pleurer sur mes maux que je suis venue en France, mon père. Mais je suis aise que vous m’ayez rappelé ce respect de soi qui convient aux personnes royales, et aussi que le bonheur n’est point ce que nous devons poursuivre. J’aimerais seulement qu’autour de vous chacun en pensât autant.

— Pourquoi êtes-vous venue ?

Elle prit son souffle :

— Parce que mes frères ont épousé des garces, mon père, que je l’ai su, et que je suis aussi âpre que vous à défendre l’honneur.

Philippe le Bel soupira.

— Vous n’aimez pas, je le sais, vos belles-sœurs. Mais ce qui vous en sépare…

— Ce qui m’en sépare, mon père, c’est l’honnêteté. Je sais des choses que l’on vous a cachées. Écoutez-moi, car je ne vous apporte point seulement des mots. Connaissez-vous le jeune messire Gautier d’Aunay ?

— Ils sont deux frères que je confonds toujours. Leur père fut avec moi en Flandre. Celui dont vous me parlez a épousé une Montmorency, n’est-il pas vrai ? Et il est à mon fils Poitiers, comme écuyer…

— Il est également à votre bru Blanche, mais d’une autre façon. Son frère cadet Philippe, qui est à mon oncle Valois…

— Oui, dit le roi, oui…

Un léger pli horizontal partageait son front ordinairement dépourvu de toute ride.

— … Eh bien ! Celui-là est à Marguerite, que vous avez choisie pour être un jour reine de France. Quant à Jeanne, on ne lui nomme pas d’amant ; mais on sait au moins qu’elle couvre les plaisirs de sa sœur et de sa cousine, protège les visites de leurs galants à la tour de Nesle, et s’acquitte très bien d’un métier qui a un fort vieux nom… Et apprenez que toute la cour en parle, sauf à vous.