Выбрать главу

Philippe le Bel leva la main.

— Vos preuves, Isabelle ?

— Vous les trouverez à la ceinture des frères d’Aunay. Vous y verrez pendre des aumônières que j’ai envoyées l’autre mois à mes belles-sœurs et que j’ai reconnues hier, sur ces gentilshommes, dans l’escorte qui m’a menée ici. Je ne m’offense pas du peu de cas que vos brus font de mes présents. Mais de tels joyaux accordés à des écuyers ne peuvent être que le paiement d’un service. Cherchez le service. S’il vous faut d’autres faits, je crois pouvoir facilement vous les fournir.

Philippe le Bel regardait sa fille.

Elle avait porté son accusation sans hésiter, sans faiblir, avec au fond des yeux quelque chose de déterminé, d’irréductible où il se retrouvait. Elle était vraiment sa fille.

Il se leva, et resta un long moment debout devant la fenêtre.

— Venez, dit-il enfin. Allons chez elles.

Il ouvrit la porte, traversa une pièce sombre, poussa une seconde porte qui donnait sur le chemin de ronde. D’un coup, le vent de la nuit les enveloppa, faisant battre et flotter derrière eux leurs amples vêtements. De courtes rafales secouaient les ardoises du toit. D’en bas, montait l’odeur de la terre humide. Devant les pas du roi et de sa fille, des archers se levaient le long des créneaux.

Les trois brus avaient leurs appartements dans l’autre aile du château de Maubuisson. Quand il se trouva devant la porte des princesses, Philippe le Bel s’arrêta un instant. Il écouta. Des rires et de petits cris de joie lui parvenaient à travers le vantail de chêne. Il regarda Isabelle.

— Il faut, dit-il.

Isabelle inclina la tête sans répondre. Le roi ouvrit la porte.

Marguerite, Jeanne et Blanche poussèrent un cri de surprise, et leurs rires se cassèrent net.

Elles étaient en train de jouer avec des marionnettes ; elles reconstituaient une scène inventée par elles et qui, réglée par un maître jongleur, les avait fort diverties un jour, à Vincennes, mais dont le roi s’était irrité.

Les marionnettes étaient faites à l’image des principaux personnages de la cour. Le petit décor représentait la chambre du roi, où celui-ci figurait, couché dans un lit paré d’un drap d’or. Monseigneur de Valois frappait à la porte et demandait à parler à son frère. Hugues de Bouville, le grand chambellan, répondait que le roi ne voulait parler à personne, et avait défendu qu’on le dérangeât. Monseigneur de Valois s’en repartait tout en colère. Venaient ensuite cogner à l’huis les marionnettes de Louis de Navarre et du prince Charles. Bouville faisait aux fils du roi la même réponse. Enfin, précédé de trois sergents massiers, se présentait Enguerrand de Marigny ; aussitôt on lui ouvrait la porte tout grand, en lui disant : « Monseigneur, soyez le bienvenu. Le roi a désir de vous voir. »

Cette satire avait paru déplacée à Philippe le Bel ; il avait interdit qu’on la répétât. Mais les jeunes princesses passaient outre, en secret, y prenant d’autant plus de plaisir que c’était amusement défendu.

Elles variaient le texte et renchérissaient de trouvailles et de moqueries, surtout quand elles maniaient les marionnettes qui représentaient leurs maris.

Elles furent, à l’entrée du roi et d’Isabelle, comme trois écolières prises en faute. En hâte, Marguerite ramassa un surcot qui traînait sur un siège et le revêtit pour couvrir sa gorge trop dénudée. Blanche releva ses tresses qu’elle avait dérangées en simulant le courroux de l’oncle Valois.

Jeanne, qui gardait le mieux son calme, dit vivement :

— Nous avons fini, Sire, nous avons juste fini ; mais vous auriez pu tout entendre sans qu’il y eût motif à vous courroucer. Nous allons tout ranger.

Elle frappa dans ses mains.

— Holà ! Beaumont, Comminges, mes bonnes…

— Inutile d’appeler vos dames, dit brièvement le roi.

Il avait à peine regardé leur jeu ; il les regardait, elles. La plus jeune, Blanche, avait dix-huit ans, les deux autres vingt et un. Il les avait vues grandir, embellir, depuis qu’elles étaient arrivées, chacune environ sa douzième ou treizième année, pour épouser l’un de ses fils. Mais elles ne semblaient pas avoir acquis plus de cervelle qu’elles n’en possédaient alors. Elles jouaient encore avec des marionnettes… Se pouvait-il que si grande malice de femme logeât dans ces êtres là, qui lui semblaient toujours des enfants ? « Peut-être, pensa-t-il, je ne connais rien aux femmes. »

— Où sont vos époux ? demanda-t-il.

— Dans la salle d’armes, Sire mon père, dit Jeanne.

— Vous le voyez, je ne suis pas venu seul, reprit-il. Vous dites souvent que votre belle-sœur ne vous aime point. Et pourtant on me rapporte qu’elle vous a fait à chacune un fort beau présent…

Isabelle vit comme une lueur s’éteindre dans les yeux de Marguerite et de Blanche.

— Voulez-vous, poursuivit lentement Philippe le Bel, me montrer ces aumônières que vous avez reçues d’Angleterre ?

Le silence qui suivit sépara le monde en deux. Il y avait d’un côté le roi de France, la reine d’Angleterre, la cour, les barons, les royaumes ; et puis, de l’autre, trois femmes fautives et découvertes pour lesquelles commençait un long cauchemar.

— Eh bien mes filles ! dit le roi. Pourquoi ne répondez-vous ?

Il continuait de les regarder fixement, de ses yeux immenses, dont les paupières ne battaient pas.

— J’ai laissé mon aumônière à Paris, dit Jeanne.

— Moi de même, moi de même, dirent aussitôt les deux autres.

Philippe le Bel, lentement, se dirigea vers la porte. Ses belles-filles, blêmes, observaient ses gestes.

La reine Isabelle s’était adossée au mur, et respirait à petits coups. Le roi dit, sans se retourner :

— Puisque ces aumônières sont à Paris, nous enverrons deux écuyers les prendre sur-le-champ.

Il ouvrit la porte, appela un homme de garde et lui commanda d’aller quérir les frères d’Aunay.

Blanche n’y résista pas. Elle se laissa choir sur un tabouret, la tête vidée de sang, le cœur arrêté et son front s’inclina de côté, comme si elle défaillait. Jeanne la secoua par le bras pour l’obliger à se ressaisir.

Marguerite, de ses petites mains brunes, tordait machinalement le cou d’une marionnette.

Isabelle ne bougeait pas. Elle sentait sur elle les regards de Marguerite et de Jeanne ; son rôle de délatrice lui devenait lourd à porter. Elle éprouva soudain une grande fatigue. « J’irai jusqu’au bout », pensa-t-elle.

Les frères d’Aunay entrèrent, empressés, confus, se bousculant presque dans leur désir de bien servir et de se faire valoir.

Isabelle étendit la main.

— Mon père, dit-elle, ces gentilshommes semblent avoir prévenu votre souhait, puisque voici qu’ils apportent, pendues à leurs ceintures, les aumônières que vous demandiez à voir.

Philippe le Bel se tourna vers ses brus.

— Pouvez-vous me faire connaître comment ces écuyers se trouvent pourvus des présents que vous a faits votre belle-sœur ?

Aucune ne répondit.

Philippe d’Aunay regarda Isabelle avec étonnement, tel un chien qui ne comprend pas pourquoi on le bat, puis tourna les yeux vers son aîné, en cherchant protection. Gautier avait la bouche entrouverte.

— Gardes ! Au roi ! cria Philippe le Bel.

Sa voix fit passer le froid dans l’échine des assistants, et se répercuta, insolite, terrible, à travers le château et la nuit. Depuis plus de dix ans, depuis la bataille de Mons-en-Pévèle exactement, où il avait rameuté ses troupes et forcé la victoire, on ne l’avait jamais entendu crier, et l’on ne se rappelait plus qu’il pût avoir cette force dans la gorge. Ce furent d’ailleurs les seuls mots qu’il prononça ainsi.