— Appelez votre capitaine, dit-il à l’un des hommes qui accouraient.
Aux autres, il commanda de se tenir sur la porte. On entendit une lourde galopade le long du chemin de ronde, et, un moment après, messire Alain de Pareilles entra, tête nue, achevant de se harnacher.
— Messire Alain, lui dit le roi, saisissez-vous de ces deux écuyers. Au cachot et aux fers. Ils auront à répondre devant ma justice. Gautier d’Aunay voulut s’élancer.
— Sire, balbutia-t-il, Sire…
— Il suffit, dit Philippe le Bel. C’est à messire de Nogaret que vous devrez parler à présent… Messire Alain, reprit-il, les princesses seront gardées ici par vos hommes, jusqu’à nouvel avis. Défense à elles de sortir. Défense à quiconque, à leurs servantes, à leurs parents, même à leurs époux, de pénétrer céans, ou de parler avec elles. Vous m’en répondrez.
Si surprenants que fussent ces ordres, Alain de Pareilles les entendit sans broncher. Rien ne pouvait étonner l’homme qui avait arrêté le grand-maître des Templiers. La volonté du roi était sa seule loi.
— Allons, messires, dit-il aux deux frères en leur désignant la porte.
Gautier, se mettant en marche, murmura :
— Prions Dieu, Philippe ; tout est fini…
Leurs pas, couverts par ceux des hommes d’armes, décrurent sur les dalles.
Marguerite et Blanche écoutèrent ce roulement de semelles qui emportait leurs amours, leur honneur, leur fortune, leur vie tout entière. Jeanne se demandait si elle parviendrait jamais à se disculper. Marguerite, brusquement, jeta dans le feu la marionnette déchirée. Blanche, de nouveau, était au bord de s’évanouir.
— Viens, Isabelle, dit le roi.
Ils sortirent. La jeune reine d’Angleterre avait vaincu ; mais elle se sentait lasse, et étrangement émue parce que son père lui avait dit : « Viens, Isabelle. » C’était la première fois qu’il la tutoyait depuis le temps de sa petite enfance.
Ils reprirent, l’un suivant l’autre, le chemin de ronde. Le vent d’est poussait dans le ciel d’énormes nuages sombres. Le roi repassa par son cabinet, se saisit du chandelier d’argent, et partit à la recherche de ses fils. Sa grande ombre s’enfonça dans un escalier à vis. Son cœur lui semblait pesant, et il ne sentait pas les gouttes de cire qui coulaient sur ses doigts.
VIII
MAHAUT DE BOURGOGNE
Vers le milieu de la même nuit, deux cavaliers, qui avaient fait partie de l’escorte d’Isabelle, s’éloignèrent du château de Maubuisson. C’étaient Robert d’Artois et son serviteur Lormet, à la fois valet, confident, compagnon d’armes et de route, et fidèle exécuteur de toutes besognes.
Transfuge, pour quelque pendable raison, de la maison des comtes de Bourgogne, Lormet le Dolois, depuis que Robert se l’était attaché, n’avait pratiquement pas quitté ce dernier d’une minute ni d’une semelle. C’était merveille que de voir ce petit homme rond, râblé et déjà grisonnant, s’inquiéter en toute occasion de son jeune géant de maître, et le suivre pas à pas pour le seconder en toute entreprise, comme il l’avait fait récemment dans le guet-apens tendu aux frères d’Aunay.
Le jour se levait lorsque les deux cavaliers arrivèrent aux portes de Paris. Ils mirent au pas leurs chevaux fumants, et Lormet bâilla une bonne dizaine de fois. À cinquante ans passés, il résistait mieux qu’un jeune écuyer aux longues courses à cheval, mais le manque de sommeil l’accablait.
Sur la place de Grève se faisait le rassemblement habituel des manœuvres en quête de travail. Contremaîtres des chantiers du roi et patrons mariniers circulaient entre les groupes pour embaucher aides, débardeurs, et commissionnaires. Robert d’Artois traversa la place et s’engagea dans la rue Mauconseil où habitait sa tante, Mahaut d’Artois.
— Vois-tu, Lormet, dit le géant, je veux que cette chienne trop grasse entende son malheur de ma propre bouche. Voici un grand moment de plaisir, en ma vie, qui s’approche. Je veux voir la mauvaise gueule de ma tante, lorsque je vais lui conter ce qui se passe à Maubuisson. Et je veux qu’elle vienne à Pontoise ; et je veux qu’elle aide à sa ruine en allant braire devant le roi, et je veux qu’elle en crève de dépit.
Lormet bâilla un bon coup.
— Elle crèvera, Monseigneur, elle crèvera, soyez-en sûr, vous faites bien tout ce qu’il faut pour cela, dit-il.
Ils atteignaient l’imposant hôtel des comtes d’Artois.
— N’est-ce point vilenie qu’elle soit à se goberger en ce gros logis que mon grand-père a fait bâtir ! reprit Robert. C’est moi qui devrais y vivre !
— Vous y vivrez, Monseigneur, vous y vivrez.
— Et je t’en ferai concierge, avec cent livres par an.
— Merci, Monseigneur, répondit Lormet comme s’il avait déjà la haute fonction, et l’argent en poche.
D’Artois sauta au bas de son percheron, lança la bride à Lormet, et saisit le heurtoir dont il frappa quelques coups à fendre la porte.
Le battant clouté s’ouvrit, livrant passage à un gardien de belle taille, fort éveillé, et qui tenait à la main une masse grosse comme le bras.
— Qui va là ? demanda le gardien, indigné d’un pareil vacarme.
Mais Robert d’Artois le poussa de côté et pénétra dans l’hôtel. Une dizaine de valets et de servantes s’affairaient au nettoyage matinal des cours, des couloirs et des escaliers. Robert, bousculant tout le monde, gagna l’étage des appartements.
— Holà !
Un valet accourut, tout effaré, un seau à la main.
— Ma tante, Picard ! Il me faut voir ma tante dans l’instant.
Picard, la tête plate et le cheveu rare, posa son seau et répondit :
— Elle mange, Monseigneur.
— Eh bien ! Je n’en suis point dérangé ! Préviens-la de ma venue, et fais vite !
S’étant rapidement composé une mine de douleur et d’émotion, Robert d’Artois suivit le valet jusqu’à la chambre.
Mahaut, comtesse d’Artois, pair du royaume, ex-régente de Franche-Comté, était une puissante femme entre quarante et quarante-cinq ans, à la carcasse haute et solide, aux flancs massifs. Son visage, au masque engraissé, donnait une impression de force et de volonté. Elle avait le front large et bombé, le cheveu encore bien châtain, la lèvre un peu trop duvetée, la bouche rouge.
Tout était grand chez cette femme, les traits, les membres, l’appétit, les colères, l’avidité à posséder, les ambitions, le goût du pouvoir. Avec l’énergie d’un homme de guerre et la ténacité d’un légiste, elle menait sa cour d’Arras comme elle avait mené sa cour de Dole, surveillant l’administration de ses territoires, exigeant l’obéissance de ses vassaux, ménageant la force d’autrui, mais frappant sans pitié l’ennemi découvert.
Douze ans de lutte avec son neveu lui avaient appris à le bien connaître. Chaque fois qu’une difficulté survenait, chaque fois que les seigneurs d’Artois regimbaient, chaque fois qu’une ville protestait contre l’impôt, Mahaut ne tardait pas à déceler quelque action de Robert, en sous-main.
« C’est un loup sauvage, un grand loup cruel et faux, disait-elle en parlant de lui. Mais je suis plus solide de tête, et il finira par se briser lui-même à force d’en trop faire. »
Ils se parlaient à peine depuis de longs mois et ne se voyaient que par obligation, à la cour.