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— Vous allez commander au marchand Albizzi, deux autres aumônières semblables, dit Isabelle à sa suivante, et le presser de me les envoyer.

Puis, quand la dame de parage fut sortie, elle ajouta :

— Ainsi pourrez-vous, mon cousin, les rapporter en France.

— Et nul ne saura qu’elles auront passé par mes mains.

On entendit du bruit à l’extérieur, des cris et des rires. Robert d’Artois s’approcha d’une fenêtre. Dans la cour, une équipe de maçons était en train de hisser une lourde clef de voûte. Des hommes tiraient sur des cordes à poulies ; d’autres, juchés sur un échafaudage, s’apprêtaient à saisir le bloc de pierre, et tout ce travail semblait s’exécuter dans une extrême bonne humeur.

— Eh bien ! dit Robert d’Artois, il paraît que le roi Edouard aime toujours la maçonnerie.

Il venait de reconnaître, parmi les ouvriers, Edouard II, le mari d’Isabelle, assez bel homme d’une trentaine d’années, aux cheveux ondulés, aux larges épaules, aux hanches souples. Ses vêtements de velours étaient souillés de plâtre.

— Il y a plus de quinze ans qu’on a commencé de rebâtir Westmoutiers ! dit Isabelle avec colère.

Comme toute la cour, elle prononçait Westmoutiers pour Westminster, à la française.

— Depuis six ans que je suis mariée, reprit-elle, je vis dans les truelles et le mortier. On ne cesse de défaire ce qu’on a fait le mois d’avant. Ce n’est pas la maçonnerie qu’il aime, ce sont les maçons ! Croyez-vous seulement qu’ils lui disent « Sire » ? Ils l’appellent Edouard, ils le moquent, et lui s’en trouve ravi. Tenez, regardez-le !

Dans la cour, Edouard II donnait des ordres tout en s’appuyant à un jeune ouvrier qu’il tenait par le cou. Il régnait autour de lui une familiarité suspecte.

— Je croyais, reprit Isabelle, avoir connu le pire avec le chevalier de Gaveston. Ce Béarnais insolent et vantard gouvernait si bien mon époux qu’il s’était mis à gouverner le royaume. Edouard lui donnait tous les joyaux de ma cassette de mariage. C’est décidément une coutume dans nos familles que de voir, de façon ou d’autre, les bijoux des femmes finir en parure d’hommes !

Ayant auprès d’elle un parent, un ami, Isabelle s’abandonnait à avouer ses peines et ses humiliations. En vérité, les mœurs du roi Edouard II étaient connues de toute l’Europe.

— Les barons et moi, l’autre année, sommes parvenus à abattre Gaveston ; il a eu la tête tranchée et je me réjouissais que son corps fût à pourrir chez les dominicains, à Oxford. Eh bien ! J’en arrive, mon cousin, à regretter le chevalier de Gaveston, car, depuis, comme pour se venger de moi, Edouard attire au palais tout ce qu’il y a de plus bas et de plus infâme dans les hommes de son peuple. On le voit courir les bouges du port de Londres, s’asseoir avec les truands, rivaliser à la lutte avec les débardeurs, et à la course avec les palefreniers. Les beaux tournois, en vérité, qu’il nous donne là ! Pendant ce temps, commande qui veut son royaume, pourvu qu’on organise ses plaisirs et qu’on les partage. Pour l’heure, ce sont les barons Despenser qui ont sa faveur, le père gouvernant le fils, qui sert de femme à mon époux. Quant à moi, Edouard ne m’approche plus, et s’il lui arrive de s’aventurer dans ma couche, j’en éprouve une telle honte que j’en reste toute froide.

Elle avait baissé le front.

— Une reine est la plus misérable des sujettes du royaume, si son mari ne l’aime point, ajouta-t-elle. Il suffit qu’elle ait assuré la descendance ; sa vie ensuite ne compte plus. Quelle femme de baron, quelle femme de bourgeois ou de vilain supporterait ce que je dois tolérer… parce que je suis reine ! La dernière lavandière du royaume a plus de droits que moi : elle peut venir me demander appui.

— Ma cousine, ma belle cousine, moi, je veux vous servir d’appui ! dit d’Artois avec chaleur.

Elle leva tristement les épaules, comme pour dire : « Que pouvez-vous pour moi ? » Ils étaient face à face. Il avança les mains, la prit par les coudes, aussi doucement qu’il put, en murmurant :

— Isabelle…

Elle posa les mains sur les bras du géant. Ils se regardèrent et furent saisis d’un trouble qu’ils n’avaient pas prévu. D’Artois semblait soudain étrangement ému, et gêné d’une force qu’il craignait d’utiliser avec maladresse. Il souhaita brusquement dévouer son temps, son corps, sa vie, à cette reine fragile. Il la désirait, d’un désir immédiat et robuste, qu’il ne savait comment exprimer. Ses goûts ne le portaient pas, ordinairement, vers les femmes de qualité, et il excellait peu aux grâces de galanterie.

— Ce qu’un roi dédaigne, faute d’en reconnaître la perfection, dit-il, bien d’autres hommes en remercieraient le ciel à deux genoux. À votre âge, si fraîche, si belle, se peut-il que vous soyez privée des joies de nature ? Se peut-il que ces lèvres ne soient jamais baisées ? Que ces bras… ce doux corps… Ah ! Prenez un homme, Isabelle, et que cet homme soit moi.

Il y allait assez rudement pour dire ce qu’il espérait, et son éloquence ressemblait peu à celle des poèmes du duc Guillaume d’Aquitaine. Mais Isabelle ne détachait pas son regard du sien. Il la dominait, l’écrasait de toute sa stature. Il sentait la forêt, le cuir, le cheval et l’armure. Il n’avait ni la voix ni l’apparence d’un séducteur, et, pourtant, elle était séduite. Il était un homme, vraiment, un mâle rude et violent, au souffle profond. Isabelle sentait toute volonté la fuir, et n’avait plus qu’une envie : appuyer sa tête à sa poitrine de buffle et s’abandonner… étancher cette grande soif… Elle tremblait un peu. Elle se dégagea d’un coup.

— Non, Robert, s’écria-t-elle, je ne vais point faire ce que je reproche à mes belles-sœurs. Je ne le veux pas, je ne le dois pas. Mais quand je songe à ce que je m’impose et me refuse, alors que ces carognes, elles, ont telle chance d’être à des maris qui bien les aiment… Ah ! Non ! Il faut qu’elles soient châtiées, fort châtiées !

Sa pensée s’acharnait sur les coupables, faute de s’autoriser à être coupable elle-même. Elle revint s’asseoir dans la grande cathèdre de chêne. Robert d’Artois la rejoignit.

— Non, Robert, répéta-t-elle en étendant les bras. Ne profitez point de ma défaillance ; vous me fâcheriez.

L’extrême beauté inspire le respect autant que la majesté ; le géant obéit.

Mais l’instant écoulé ne s’effacerait plus de leur mémoire.

« Je puis donc être aimée », se disait Isabelle, et elle en éprouvait comme de la reconnaissance pour l’homme qui venait de lui donner cette certitude.

— Était-ce là tout ce que vous aviez à m’apprendre, mon cousin, et ne m’apportez-vous pas d’autres nouvelles ? dit-elle en faisant effort pour se reprendre.

Robert d’Artois, qui se demandait s’il n’aurait pas dû poursuivre son avantage, mit un temps à répondre.

— Si, Madame, dit-il, j’ai aussi un message de votre oncle Valois.

Le lien nouveau qui s’était noué entre eux donnait à leurs paroles une autre résonance, et ils ne pouvaient être complètement attentifs à ce qu’ils disaient.

— Les dignitaires du Temple vont être jugés bientôt, continua d’Artois, et l’on craint fort que votre parrain, le grand-maître Jacques de Molay, ne soit mis à mort. Monseigneur de Valois vous demande d’écrire au roi pour l’inviter à la clémence.

Isabelle ne répondit pas. Elle avait repris sa pose coutumière, le menton dans la paume.