Ce matin-là, assise devant une petite table dressée au pied de son lit, la comtesse Mahaut mâchait, tranche après tranche, un pâté de lièvre qui constituait le début de son menu de réveil.
De même que Robert s’appliquait à feindre l’émoi et le chagrin, elle s’appliqua, quand elle le vit entrer, à feindre le naturel et l’indifférence.
— Eh ! Vous voilà bien vif à l’aurore, mon neveu. Vous arrivez comme la tempête ! D’où vient cette hâte ?
— Madame ma tante, s’écria Robert, tout est perdu !
Sans changer d’attitude, Mahaut s’arrosa tranquillement le gosier d’une pleine timbale de vin d’Arbois, à la belle couleur de rubis, et qu’elle préférait à tout autre.
— Qu’avez-vous perdu, Robert ? Un autre procès ? demanda-t-elle.
— Ma tante, je vous jure que ce n’est point l’instant de nous larder de traits. Le malheur qui s’abat sur notre famille ne souffre pas qu’on plaisante.
— Quel malheur pour l’un de nous pourrait être un malheur pour l’autre ? dit Mahaut avec un calme cynisme.
— Ma tante, nous sommes dans la main du roi.
Mahaut laissa paraître un peu d’inquiétude dans son regard. Elle se demandait quel piège on pouvait bien lui tendre, et ce que signifiait tout ce préambule.
D’un geste qui lui était familier, elle retroussa ses manches sur ses avant-bras fort gras et charnus. Puis elle plaqua la main sur la table et appela :
— Thierry !
— Je ne saurais parler devant personne d’autre que vous, s’écria Robert. Ce que je viens vous apprendre touche à notre honneur.
— Bah ! Tu peux tout dire devant mon chancelier.
Elle se méfiait et voulait un témoin.
Un court instant, ils se mesurèrent du regard, elle attentive, lui se délectant de la comédie qu’il jouait. « Appelle donc ton monde, pensait-il. Appelle, et que chacun entende. »
C’était chose singulière que de voir s’observer, se jauger, s’affronter ces deux êtres qui avaient tant de traits en commun, ces deux taureaux de même espèce et de même sang, qui se ressemblaient si fort et se détestaient si bien.
La porte s’ouvrit et Thierry d’Hirson parut. Chanoine capitulaire de la cathédrale d’Arras, chancelier de Mahaut et un peu aussi son amant, ce petit homme bouffi, au visage rond, au nez pointu et blanc, ne manquait pas d’assurance ni d’autorité.
Il salua Robert et lui dit, le regardant par-dessous les paupières, ce qui le forçait à tenir la tête très en arrière :
— C’est chose rare que votre visite, Monseigneur.
— Mon neveu a, paraît-il, un grave malheur à m’apprendre, dit Mahaut.
— Hélas ! fit Robert en se laissant choir sur un siège.
Il prit un temps ; Mahaut commençait à trahir quelque impatience.
— Nous avons eu ensemble des différends, ma tante… reprit-il.
— Bien plus, mon neveu ; de très vilaines querelles, et qui se sont terminées sans avantage pour vous.
— Certes, certes, et Dieu m’est témoin que je vous ai souhaité tout le mal possible.
Il reprenait sa ruse favorite, la bonne grosse franchise avec l’aveu de ses mauvaises intentions, pour dissimuler l’arme qu’il tenait en main.
— Mais jamais je ne vous aurais souhaité cela, continua-t-il. Car vous me savez bon chevalier, et ferme sur tout ce qui touche à l’honneur.
— Mais qu’est-ce, à la fin ? Parle donc ! s’écria Mahaut.
— Vos filles, mes cousines, sont convaincus d’adultère, et arrêtées sur l’ordre du roi, et Marguerite avec elles.
Mahaut n’accusa pas tout de suite le coup. Elle n’y croyait pas.
— De qui tiens-tu cette fable ?
— De moi-même, ma tante ; et toute la cour à Maubuisson en sait autant. Cela s’est passé à la nuit tombée.
Il prit plaisir à user les nerfs de Mahaut, ne lui livrant l’affaire que bribe après bribe, ou tout au moins ce qu’il voulait lui en laisser savoir.
— Ont-elles avoué ? demanda Thierry d’Hirson, toujours regardant par-dessous ses paupières.
— Je ne sais, répondit Robert. Mais les jeunes d’Aunay sont, en ce moment, en train d’avouer pour elles entre les mains de votre ami Nogaret.
— Mon ami Nogaret… répéta lentement Thierry d’Hirson. Seraient-elles innocentes, avec lui elles sortiront plus noires que la poix.
— Ma tante, reprit Robert, j’ai fait en pleine nuit les dix lieues de Pontoise à Paris pour venir vous avertir, car personne ne songeait à le faire. Croyez-vous encore que ce soient de mauvais sentiments qui m’amènent ?
Mahaut observa son neveu un instant, et dans le drame où elle se trouvait, pensa : « Peut-être est-il capable parfois d’un bon mouvement. »
Puis, d’un ton bourru, elle lui dit :
— Veux-tu manger ?
À ce seul mot, Robert comprit qu’elle était vraiment frappée.
Il saisit sur la table un faisan froid qu’il rompit en deux, avec les mains, et dans lequel il commença de mordre. Soudain, il vit sa tante changer étrangement de couleur. D’abord le haut de sa gorge, au-dessus de la robe bordée d’hermine, devint rouge écarlate, puis le cou, puis le bas du visage. On voyait le sang lui envahir la face, atteindre le front et le faire virer au cramoisi. La comtesse Mahaut porta la main à sa poitrine.
« Nous y sommes, pensa Robert. Elle en crève. Elle va crever ! »
Il fut bientôt déçu, car la comtesse se dressa, balayant d’un grand geste du bras pâté de lièvre, timbales et plats d’argent qui allèrent rouler au sol avec fracas.
— Les garces ! hurla-t-elle. Après tout ce que j’ai fait pour elles, après les mariages que je leur ai arrangés… Se faire pincer comme des ribaudes. Eh bien ! Qu’elles perdent tout ! Qu’on les enferme, qu’on les empale, qu’on les pende !
Le chanoine-chancelier ne bougeait pas. Il avait l’habitude des fureurs de la comtesse.
— Voyez-vous, c’est tout juste ce que je pensais, ma tante, dit Robert la bouche pleine. C’est bien mal vous remercier de toute votre peine…
— Il faut que j’aille à Pontoise sur l’heure, dit Mahaut sans l’entendre. Il faut que je les voie et leur souffle ce qu’elles doivent répondre.
— Je doute que vous y parveniez, ma tante. Elles sont au secret, et nul ne peut…
— Alors, je parlerai au roi. Béatrice ! Béatrice ! appela-t-elle.
Une tenture se souleva ; une grande fille d’une vingtaine d’années, brune, la poitrine ronde et ferme, la hanche marquée, la jambe longue, entra sans se presser. Dès qu’il l’aperçut, Robert d’Artois se sentit de l’appétit pour elle.
— Béatrice, tu as tout entendu, n’est-ce pas ? demanda Mahaut.
— Oui… Madame… répondit la jeune fille d’une voix un peu narquoise, qui traînait sur la fin des mots. J’étais derrière la porte… comme de coutume…
Cette curieuse lenteur qu’elle avait dans la voix, dans les gestes, elle l’avait aussi dans la manière de se déplacer et de regarder. Elle donnait une impression de mollesse onduleuse et d’anormale placidité ; mais l’ironie lui brillait aux yeux, entre de longs cils noirs. Le malheur des autres, leurs luttes et leurs drames devaient sûrement la réjouir.
— C’est la nièce de Thierry, dit Mahaut à Robert, en la désignant. J’en ai fait ma première demoiselle de parage.
Béatrice d’Hirson dévisageait Robert d’Artois avec une sournoise impudeur. Elle était visiblement curieuse de connaître ce géant dont elle avait tant entendu parler comme d’un être malfaisant.
— Béatrice, reprit Mahaut, fais atteler ma litière et seller six chevaux. Nous partons pour Pontoise.