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Béatrice continuait de regarder Robert dans les yeux, et l’on eût pu croire qu’elle n’avait pas écouté. Il y avait chez cette belle fille quelque chose d’irritant et de trouble. Elle établissait avec les hommes, dès le premier abord, une relation d’immédiate complicité, comme si elle ne devait leur opposer aucune résistance. Mais en même temps, elle leur faisait se demander si elle était complètement stupide ou si elle se moquait paisiblement d’eux.

« Belle gueuse… J’en ferais bien mon passe-temps d’un soir », pensa Robert tandis qu’elle sortait sans hâte.

Du faisan, il ne restait qu’un os qu’il jeta dans le feu. À présent, Robert avait soif. Il prit sur une crédence l’aiguière dont Mahaut s’était servie, et se versa une grande rasade dans la gorge.

La comtesse marchait de long en large, retroussant ses manches.

— Je ne vous laisserai pas seule de ce jour, ma tante, dit d’Artois. Je vous accompagne. C’est un devoir de famille.

Mahaut leva les yeux vers lui, encore un peu soupçonneuse. Puis elle se décida enfin à lui tendre les mains.

— Tu m’as été souvent à nuisance, Robert, et je gage que tu me le seras encore. Mais aujourd’hui, je dois le reconnaître, tu te conduis comme un brave garçon.

IX

LE SANG DES ROIS

Dans la cave longue et basse du vieux château de Pontoise, où Nogaret venait d’interroger les frères d’Aunay, le jour commençait à pénétrer faiblement. Un coq chanta, puis deux, et un vol de passereaux fila au ras des soupiraux que l’on avait ouverts pour renouveler l’air. Une torche fixée au mur grésillait, ajoutant son odeur âcre à celle des corps torturés. Guillaume de Nogaret dit, d’une voix lasse :

— La torche.

L’un des bourreaux se détacha du mur où il s’appuyait pour se reposer, et alla prendre dans un coin de la cave une torche neuve ; il l’enflamma aux braises d’un trépied où rougissaient les fers, maintenant inutiles, de la torture. Il ôta de son support la torche usée qu’il éteignit, et la remplaça par la torche neuve. Puis il regagna sa place, auprès de son compagnon. Les deux « tourmenteurs », comme on les appelait, avaient les yeux cernés de rouge par la fatigue. Leurs avant-bras musclés et velus, maculés de sang, pendaient le long de leurs tabliers de cuir. Ils sentaient fort.

Nogaret se leva du tabouret sur lequel il était resté assis pendant l’interrogatoire, et sa silhouette maigre se doubla d’une ombre tremblante sur les pierres grisâtres.

De l’extrémité de la cave venait un halètement coupé de sanglots ; les frères d’Aunay gémissaient d’une seule voix.

Nogaret se pencha sur eux. Les deux visages avaient une étrange ressemblance. La peau était du même gris, avec des traînées humides, et les cheveux, collés par la sueur et le sang, révélaient la forme des crânes. Un tressaillement accompagnait la plainte continue qui sortait des lèvres déchirées.

Gautier et Philippe d’Aunay avaient été des enfants, puis de jeunes hommes heureux. Ils avaient vécu pour leurs désirs et leurs plaisirs, leurs ambitions, leurs vanités. Ils s’étaient, comme tous les garçons de leur rang, entraînés au métier des armes ; mais ils n’avaient jamais souffert que de petits maux ou de ceux que s’invente l’esprit. Hier encore, ils faisaient partie du cortège de la puissance, et toutes les espérances leur semblaient légitimes. Une seule nuit avait passé ; ils n’étaient plus rien maintenant que des bêtes brisées, et, s’ils pouvaient encore souhaiter quelque chose, ils souhaitaient l’anéantissement.

Sans qu’aucune pitié non plus qu’aucun dégoût se marquassent sur ses traits, Nogaret observa un moment les deux jeunes gens, se redressa. La souffrance des autres, le sang des autres, les insultes de ses victimes, leur haine ou leur désespoir, ne l’atteignaient pas. Cette insensibilité qui était une disposition naturelle l’aidait à servir les intérêts supérieurs du royaume. Il avait la vocation du bien public comme d’autres ont la vocation de l’amour.

Une vocation, c’est le nom noble d’une passion. Cette âme de plomb et de fer ne connaissait ni doute ni limites lorsqu’il s’agissait de satisfaire à la raison d’État. Les individus comptaient pour rien à ses yeux, et lui-même se comptait pour peu.

Il y a dans l’Histoire une singulière lignée, toujours renouvelée, de fanatiques de l’ordre. Voués à une idole abstraite et absolue, pour eux les vies humaines ne sont d’aucune valeur si elles attentent au dogme des institutions ; et l’on dirait qu’ils ont oublié que la collectivité qu’ils servent est composée d’hommes.

Nogaret torturant les frères d’Aunay n’entendait pas leurs plaintes ; il réduisait des causes de désordre.

— Les Templiers ont été plus durs, dit-il seulement.

Encore n’avait-il eu pour l’assister que les tourmenteurs locaux et non ceux de l’Inquisition de Paris.

Ses reins étaient lourds et une douleur lui barrait le dos. « C’est le froid », pensa-t-il.

Il fit fermer les soupiraux et s’approcha du trépied où la braise vivait encore. Il étendit les mains, les frotta l’une contre l’autre, puis se massa les reins en grognant.

Les deux tourmenteurs, toujours appuyés au mur, semblaient somnoler.

À la table étroite où il avait écrit lui-même toute la nuit – car le roi avait souhaité qu’il n’eût pas de secrétaire ni de greffier – il collationna les feuillets de l’interrogatoire, les rangea dans une chemise de vélin. Puis, avec un soupir, il se dirigea vers la porte et sortit.

Alors les tourmenteurs vinrent à Gautier et à Philippe d’Aunay qu’ils essayèrent de mettre debout. Comme ils ne pouvaient y parvenir, ils prirent dans leurs bras, ainsi qu’on prend des enfants malades, ces corps qu’ils avaient torturés et les portèrent jusqu’au cachot voisin.

Le vieux château de Pontoise, qui ne servait plus que de capitainerie et de prison, se trouvait à une demi-lieue environ de la résidence royale de Maubuisson. Nogaret franchit cette distance à pied, escorté de deux sergents de la prévôté. Il marchait rapidement, dans l’air froid du matin chargé des parfums de la forêt humide.

Sans répondre au salut des archers, il traversa la cour de Maubuisson et pénétra dans le logis, n’accordant attention ni aux chuchotements sur son passage, ni aux airs de veillée mortuaire des chambellans et des gentilshommes dans la salle des gardes.

— Le roi, demanda-t-il.

Un écuyer se précipita pour le guider vers les appartements, et le garde des Sceaux se trouva face à face avec la famille royale.

Philippe le Bel était assis, le coude appuyé au bras de son siège, le menton dans la main. Des poches bleues se dessinaient sous ses yeux. Auprès de lui se tenait Isabelle ; les deux nattes dorées qui encadraient son visage en accentuaient la dureté. Elle était l’ouvrière du malheur. Elle partageait au regard des autres la responsabilité du drame et, par cet étrange lien qui unit le délateur au coupable, elle se sentait presque en accusation.

Monseigneur de Valois tapotait nerveusement le bord d’une table et balançait la tête comme si quelque chose l’eût gêné au col. Le second frère du roi, ou plus précisément son demi-frère, Monseigneur Louis de France, comte d’Evreux, au maintien calme, aux vêtements sans éclat, était présent également.

Enfin se trouvaient groupés, dans leur commune infortune, les principaux intéressés, les trois fils du roi, les trois époux, sur lesquels venait de s’abattre la catastrophe en même temps que le ridicule : Louis de Navarre, secoué de quintes nerveuses ; Philippe de Poitiers roidi par l’effort de calme qu’il s’imposait ; Charles enfin, ses beaux traits adolescents ravagés par le premier chagrin.