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Aussitôt après, sur un ordre d’Alain de Pareilles, les trois chariots noirs, encadrés par les cavaliers en chapeau de fer, se remirent en marche ; et les sergents de la prévôté commencèrent à faire évacuer la place.

La foule s’écoula lentement, chacun voulant passer au plus près de l’échafaud afin d’y jeter un dernier regard. Puis les gens, par petits groupes et se livrant leurs commentaires, s’en retournèrent, qui vers sa forge ou son étal, qui vers son échoppe, qui vers son jardin, pour y reprendre, avec tranquillité, le travail quotidien.

Car en ces siècles où la moitié des femmes mouraient en couches, et les deux tiers des enfants au berceau, où les épidémies ravageaient l’âge adulte, où l’enseignement de l’Église préparait surtout à quitter la vie, et où les œuvres d’art, crucifixions, martyres, mises au tombeau, jugements derniers, offraient constamment la représentation du trépas, l’idée de la mort était familière aux esprits, et seule une manière exceptionnelle de mourir pouvait, un moment, les émouvoir.

Devant une poignée de badauds obstinés, et tandis que les aides lavaient les outils du supplice, les deux exécuteurs se partageaient les dépouilles de leurs victimes. En effet, ils avaient droit, par coutume, à tout ce qu’ils trouvaient sur les condamnés, de la ceinture aux pieds. Cela faisait partie des profits de leur charge.

Ainsi les aumônières envoyées par la reine d’Angleterre allaient finir, aubaine rare, aux mains des bourreaux de Pontoise.

Une belle créature brune, vêtue en fille de noblesse, s’approcha de ces derniers et, à mi-voix, d’un ton un peu traînant, leur demanda la langue de l’un des suppliciés.

— On dit que c’est bon pour les maux de femme… expliqua-t-elle. La langue de n’importe lequel des deux… cela m’est égal…

Les bourreaux la regardèrent d’un air soupçonneux. N’y avait-il pas quelque tour de sorcellerie là-dessous ? Car il était bien connu que la langue d’un pendu, surtout un pendu du jour de vendredi, servait à évoquer le Diable. Mais une langue de décapité pouvait-elle faire même usage ?

Comme Béatrice d’Hirson avait une belle pièce d’or brillante dans le creux de la main, ils acceptèrent, et, feignant de mieux assujettir l’une des têtes fichées sur le gibet, y prélevèrent ce qui leur était demandé.

— C’est seulement la langue que vous voulez ? dit, goguenard, le plus gras des deux bourreaux. Parce que, pour marché égal, on pourrait aussi bien vous fournir le reste.

Rien, décidément, n’était ordinaire dans cette exécution…

Sur la route de Poissy, trois chariots noirs s’en allaient lentement. Dans le dernier, une femme au crâne rasé, en chaque village traversé, s’obstinait à crier aux paysans surgis sur leurs portes :

— Dites à Monseigneur Philippe que je suis innocente ! Dites-lui que je ne l’ai pas honni !

XII

LE CHEVAUCHEUR DU CRÉPUSCULE

Cependant que le sang des frères d’Aunay séchait sur la terre jaune de la place du Martroy où les chiens venaient renifler en grognant, Maubuisson sortait lentement du drame.

Les trois fils du roi restèrent invisibles pendant tout le jour. Personne ne leur fit visite, hors les gentilshommes attachés à leur service.

Mahaut avait tenté vainement d’être reçue par Philippe le Bel. Nogaret vint lui déclarer que le roi travaillait et souhaitait n’être pas troublé. « C’est lui, c’est ce dogue, pensa Mahaut, qui a tout machiné et qui maintenant m’empêche d’arriver à son maître. » Tout persuadait à la comtesse de voir dans le garde des Sceaux le principal artisan de la perte de ses filles et de sa disgrâce personnelle.

— À la pitié de Dieu, messire de Nogaret, à la pitié de Dieu ! lui dit-elle d’un ton de menace, avant de remonter en litière pour regagner Paris.

D’autres passions, d’autres intérêts s’agitaient à Maubuisson. Les familiers des princesses exilées cherchaient à renouer les fils invisibles de la puissance et de l’intrigue, fût-ce en reniant les amitiés dont la veille ils se paraient. Les navettes de la peur, de la vanité et de l’ambition s’étaient mises en marche pour retisser, sur un nouveau dessin, la toile brutalement déchirée.

Robert d’Artois avait l’habileté de ne pas afficher son triomphe ; il attendait d’en récolter les fruits. Mais déjà les égards qu’on avait d’ordinaire pour le clan de Bourgogne se déplaçaient vers lui.

Le soir, il fut convié au souper du roi ; et l’on vit bien à cela qu’il remontait en faveur.

Petit souper, presque souper de deuil, et qui réunissait seulement les frères de Philippe le Bel, sa fille, Marigny, Nogaret et Bouville. Le silence pesait dans la salle étroite et longue où le repas était servi. Charles de Valois lui-même se taisait ; et le lévrier Lombard, comme s’il ressentait la gêne des convives, avait quitté les pieds de son maître pour aller s’allonger devant la cheminée.

Robert d’Artois cherchait avec insistance à rencontrer les yeux d’Isabelle ; mais celle-ci mettait la même persévérance à dérober son regard. Elle ne voulait donner aucun signe à son géant cousin, ayant avec lui pourchassé des passions coupables, d’être accessible aux mêmes tentations. Elle n’acceptait de complicité que dans la justice.

« L’amour n’est pas mon lot, se disait-elle. Je m’y dois résigner. » Mais il lui fallait s’avouer qu’elle se résignait mal.

Au moment où les écuyers, entre deux services, changeaient les tranches de pain, lady Mortimer entra, portant le petit prince Edouard, pour qu’il donnât à sa mère le baiser de bonsoir.

— Madame de Joinville, dit le roi en appelant lady Mortimer par son nom de naissance, approchez-moi mon seul petit-fils.

Les assistants notèrent la façon dont il avait prononcé le mot « seul ».

Philippe le Bel prit l’enfant et le tint un grand moment devant ses yeux, étudiant ce petit visage innocent, rond et rosé, où les fossettes marquaient des ombres. De qui montrerait-il les traits et la nature ? De son père, changeant, influençable et débauché, ou de sa mère Isabelle ? « Pour l’honneur de mon sang, pensait le roi, j’aimerais que tu sois à la semblance de ta mère ; mais pour le bonheur de la France, fasse le Ciel que tu sois seulement le fils de ton faible père ! » Car les questions successorales se posaient forcément à lui. Qu’arriverait-il si un prince d’Angleterre se trouvait un jour en position de réclamer le trône de France ?

— Edouard ! Souriez à Sire votre grand-père, dit Isabelle.

Le petit prince ne paraissait avoir aucune peur du regard loyal. Soudain, avançant son poing minuscule, il le plongea dans les cheveux dorés du souverain, et tira sur une mèche qui bouclait. Ce fut Philippe le Bel qui sourit.

Alors, il y eut chez tous les convives un soupir de soulagement ; chacun s’empressa de rire, et l’on osa enfin parler.

Le repas achevé, le roi congédia ses hôtes, à l’exception de Marigny et de Nogaret. Il vint s’asseoir près de la cheminée, et fut un grand moment sans rien dire. Ses conseillers respectèrent son silence.

— Les chiens sont créatures de Dieu. Mais ont-ils conscience de Dieu ? demanda-t-il subitement.

— Sire, répondit Nogaret, nous savons beaucoup des hommes parce que nous sommes hommes nous-mêmes ; mais nous connaissons bien peu du reste de la nature…

Philippe le Bel se tut à nouveau, interrogeant les yeux fauves cernés de noir du grand lévrier allongé devant lui, le museau sur les pattes. Le chien battait par instants des paupières ; le roi pas.