Tolomei réfléchit un instant. On lui donnait le moyen de se sauver seul. Tout homme sensé, à qui l’on fait une proposition de cette sorte, la considère, et n’en a que plus de mérite lorsqu’il la repousse.
— Non, Monseigneur, répondit-il. Je subirai le sort qui sera fait à tous. Je ne veux point recommencer ailleurs, et n’ai point de raison de le faire. Je suis de France, maintenant, autant que vous l’êtes. Je suis bourgeois du roi. Je veux rester dans cette maison que j’ai construite, à Paris. J’y ai passé trente-deux ans de ma vie, Monseigneur, et, si Dieu veut, c’est ici que ma vie s’achèvera… Du reste, ajouta-t-il, eussé-je le désir de vous restituer la décharge, je ne le pourrais pas ; je ne l’ai plus en main.
— Vous mentez ! s’écria l’archevêque.
— Non, Monseigneur.
Jean de Marigny porta la main à sa croix pectorale et la serra comme s’il allait la briser. Il eut un regard vers la fenêtre, puis vers la porte.
— Vous pouvez appeler votre escorte et faire fouiller ma demeure, dit Tolomei. Vous pouvez même me mettre les pieds à rôtir dans la cheminée, ainsi que cela se pratique dans vos tribunaux d’Inquisition. Vous causerez grand tapage et scandale, mais vous repartirez tel que vous êtes venu, que je sois mort ou vif. Mais si d’aventure j’étais mort, sachez que cela ne vous rapporterait guère. Car mes parents de Sienne ont ordre, s’il m’arrivait de trépasser trop tôt, d’avoir à faire connaître cette décharge au roi et aux grands barons.
Dans son corps gras, le cœur battait vite, et la sueur lui coulait sur les reins.
— À Sienne ? dit l’archevêque. Mais vous m’aviez assuré que cette pièce ne sortirait pas de vos coffres ?
— Elle n’en est pas sortie, Monseigneur. Ma famille et moi, c’est tout un.
L’archevêque fléchissait. Tolomei sentit en ce moment précis qu’il avait gagné, et que les choses allaient à présent s’enchaîner comme il le souhaitait.
— Alors ? demanda Marigny.
— Alors, Monseigneur, dit Tolomei calmement, je n’ai rien d’autre à vous dire que ce que je vous ai déclaré tout à l’heure. Parlez au coadjuteur et pressez-le d’accepter l’offre que je lui ai faite, pendant qu’il en est temps. Sinon…
Le banquier, sans achever sa phrase, alla vers la porte et l’ouvrit.
La scène qui, le jour même, opposa l’archevêque à son frère, fut terrible. Mis brusquement face à face, dans la nudité de leurs natures, les deux Marigny qui, jusqu’alors, avaient marché d’un même pas, se déchiraient.
Le coadjuteur accabla son cadet de reproches et de mépris, et le cadet se défendit comme il put, avec lâcheté.
— Vous avez bonne mine de m’écraser ! s’écria-t-il. D’où vous est venue votre richesse ? De quels Juifs écorchés ? De quels Templiers grillés ? Je n’ai fait que vous imiter. Je vous ai assez servi dans vos manœuvres ; servez-moi à votre tour.
— Si j’avais su qui vous étiez, je ne vous aurais point fait archevêque, dit Enguerrand.
— Vous ne trouviez personne qui acceptât de condamner le grand-maître !
Oui, le coadjuteur savait que l’exercice du pouvoir oblige à des collusions indignes. Mais il était écrasé soudain d’en voir l’effet dans sa propre famille. Un homme qui acceptait de vendre sa conscience contre une mitre pouvait aussi bien voler, aussi bien trahir. Cet homme était son frère, voilà tout…
Enguerrand de Marigny prit son projet d’ordonnance contre les Lombards et, de rage, le jeta dans le feu.
— Tant de travail pour rien, dit-il, tant de travail !
VII
LES SECRETS DE GUCCIO
Cressay, dans la lumière du printemps, avec ses arbres aux feuilles transparentes et le frémissement argenté de la Mauldre, était resté pour Guccio une vision heureuse. Mais quand, ce matin d’octobre, le jeune Siennois, qui se retournait sans cesse pour s’assurer qu’il n’avait pas d’archers à ses trousses, arriva sur les hauteurs de Cressay, il se demanda un instant s’il ne s’était pas trompé. Il semblait que l’automne eût rapetissé le manoir. « Les tourelles étaient-elles donc si basses ? se disait Guccio. Et suffit-il d’une demi-année pour vous changer à ce point la mémoire ? » La cour était devenue une mare boueuse où son cheval enfonçait jusqu’au paturon. « Au moins, pensa Guccio, il y a peu de chances qu’on me vienne trouver ici. » Il jeta les rênes à son valet.
— Qu’on bouchonne les chevaux et qu’on leur donne à manger !
La porte du manoir s’ouvrit et Marie de Cressay apparut.
L’émotion la força de s’appuyer au chambranle.
« Comment elle est belle ! pensa Guccio ; et elle n’a point cessé de m’aimer. » Alors les lézardes des murs s’effacèrent, et les tours du manoir reprirent pour Guccio les proportions du souvenir.
Mais déjà Marie criait vers l’intérieur de la maison :
— Mère ! C’est messire Guccio qui est revenu !
Dame Eliabel fit grande fête au jeune homme, le baisa aux joues et le serra contre sa forte poitrine. L’image de Guccio avait souvent peuplé ses nuits. Elle le prit par les mains, le fit asseoir, commanda qu’on lui apportât du cidre et des pâtés.
Guccio accepta de bon cœur cet accueil, et il expliqua sa venue de la façon qu’il avait méditée. Il arrivait à Neauphle pour remettre en ordre le comptoir qui souffrait d’une mauvaise gestion. Les commis ne faisaient pas rentrer à temps les créances… Aussitôt dame Eliabel s’inquiéta.
— Vous nous aviez donné toute une année, dit-elle. L’hiver vient après une bien chétive récolte et nous n’avons pas encore…
Guccio resta dans le vague. Les châtelains de Cressay étant de ses amis, il ne permettrait pas qu’on les inquiétât. Mais il se rappelait leur invitation à séjourner… Dame Eliabel s’en réjouit. Nulle part au bourg, assura-t-elle, il ne trouverait plus d’aises ni meilleure compagnie. Guccio réclama son porte-manteau, qui chargeait le cheval de son valet.
— J’ai là, dit-il, quelques étoffes qui vous plairont, j’espère… Quant à Pierre et Jean, j’ai pour eux deux faucons bien dressés, qui leur feront faire meilleures chasses, s’il est possible.
Les étoffes, les dentelles, les faucons éblouirent la maison et furent reçus avec des cris de gratitude. Pierre et Jean, leurs vêtements toujours imprégnés d’une forte odeur de terre, de cheval et de gibier, posèrent à Guccio cent questions. Ce compagnon miraculeusement surgi, alors qu’ils se préparaient au long ennui des mauvais mois, leur parut encore plus digne d’affection qu’à son premier passage. On eût dit qu’ils se connaissaient depuis toujours.
— Et notre ami le prévôt Portefruit, que devient-il ? demanda Guccio.
— Il continue de piller autant qu’il peut, mais plus chez nous, grâce à Dieu… et grâce à vous.
Marie glissait dans la pièce, ployant le buste devant le feu qu’elle attisait, ou disposant de la paille fraîche sur le bat-flanc à courtine où dormaient ses frères. Elle ne parlait pas, mais ne cessait de regarder Guccio. Celui-ci, au premier instant qu’il fut seul avec elle, la prit doucement par les coudes et l’attira vers lui.
— N’y a-t-il rien dans mes yeux pour vous rappeler le bonheur ? dit-il, empruntant sa phrase à un récit de chevalerie qu’il avait lu récemment.
— Oh ! Si, messire ! répondit Marie d’une voix tremblante. Je n’ai point cessé de vous voir ici, aussi loin que vous fussiez. Je n’ai rien oublié, ni rien défait.
Il se chercha une excuse à n’être pas revenu de six mois, et à n’avoir donné aucun message. Mais, à sa surprise, Marie, loin de lui faire reproche, le remercia d’un retour plus prompt qu’elle ne le prévoyait.