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— Je sais le pays et la chasse, un peu, dit l’homme, et je souhaite qu’un aussi grand roi que vous êtes y goûte longtemps son plaisir, tant que Dieu veuille.

— Tu m’as donc reconnu ?

L’autre hocha la tête de nouveau et dit fièrement :

— Je vous ai vu passer, lors d’autres chasses, et aussi Monseigneur de Valois votre frère, quand il est venu affranchir les serfs du comté.

— Tu es homme libre ?

— Grâce à vous, mon Sire, et point serf comme je suis né. Je sais mes chiffres, et tenir le stylet pour compter s’il le faut.

— Es-tu content d’être libre ?

— Content… sûr qu’on l’est. C’est-à-dire qu’on se sent autrement, on cesse d’être comme des morts en notre vivant. Et nous savons bien, nous autres, que c’est à vous qu’on doit les ordonnances. On se les répète souvent, comme notre prière sur la terre : « Attendu que toute créature humaine qui est formée à l’image de Notre-Seigneur doit généralement être franche par droit naturel…» C’est bon d’entendre ça, quand on se croyait pour toujours ni plus ni moins que les bêtes.

— Combien as-tu payé ta franchise ?

— Soixante-cinq livres.

— Tu les possédais ?

— Le travail d’une vie, mon Sire.

— Comment te nommes-tu ?

— André… l’André du bois, on m’appelle, parce que c’est par là que j’habite.

Le roi, qui n’était point ordinairement généreux, éprouva le désir de donner quelque chose à cet homme. Point une aumône, un présent.

— Sois toujours bon serviteur du royaume, André du bois, lui dit-il, et garde ceci qui te fera souvenir de moi.

Il détacha son cor, un beau morceau d’ivoire sculpté, serti d’or, et d’un prix plus élevé que celui dont l’homme avait acheté sa liberté.

Les mains du paysan tremblèrent d’orgueil et d’émotion.

— Oh ! Ça… oh ! Ça… murmura-t-il. Je le mettrai sous la statue de Madame la Vierge, pour qu’il protège la maison. Que Dieu vous ait en garde, mon Sire.

Le roi s’éloigna, empli d’une joie comme il n’en avait pas connu depuis bien des mois. Un homme lui avait parlé dans la solitude des champs, un homme qui, grâce à lui, était libre et heureux. La lourde traîne du pouvoir et des années s’en trouvait allégée d’un coup. Il avait bien fait son travail de roi. « On sait toujours, du haut d’un trône, qui l’on frappe, se disait-il ; mais on ne sait jamais si le bien qu’on a voulu est vraiment fait, ni à qui. » Cette approbation qui lui venait, inattendue, des profondeurs de son peuple, lui était plus précieuse et plus douce que toutes les louanges de cour. « J’aurais dû étendre la franchise à tous les bailliages… Cet homme que je viens de voir, si on l’avait instruit au jeune âge, aurait pu faire un prévôt ou un capitaine de ville meilleur que beaucoup. »

Il songeait à tous les André du bois, du val ou du pré, les Jean-Louis des champs, les Jacques du hamel ou bien du clos, dont les enfants, sortis de la condition serve, constitueraient une grande réserve d’hommes et de forces pour le royaume. « Je vais voir avec Enguerrand à reprendre les ordonnances. »

À ce moment, il entendit un « raou… raou » rauque, bref, sur sa droite, et il reconnut la voix de Lombard.

— Beau, mon valet, beau ! Rallie là-haut, rallie là-haut ! s’écria-t-il.

Lombard était sur la voie, courant d’une foulée longue, le nez à quelques pouces du sol. Ce n’était point le roi qui avait perdu la chasse, mais tout le reste de la compagnie. Philippe le Bel ressentit un plaisir de jeune homme à penser qu’il allait forcer le grand dix-cors, seul avec son chien préféré.

Il remit son cheval au galop et, sans notion du temps, à travers champs et vallons, sautant les talus et les barrières, il suivit Lombard. Il avait chaud et la sueur lui ruisselait tout le long du dos.

Soudain, il aperçut une masse sombre qui fuyait sur la plaine blanche.

— Taille-hors ! hurla le roi. À la tête, mon Lombard, à la tête !

C’était bien le cerf d’attaque, un grand animal noir à ventre beige. Il n’avait plus son allure légère du début de la chasse ; son échine dessinait cette forme de hotte dont avait parlé le paysan, et qui décelait la fatigue ; il s’arrêtait, regardait en arrière, repartait d’un bond pesant.

Lombard aboyait plus fort de chasser à vue, et gagnait du terrain.

La ramure du dix-cors intriguait le roi. Quelque chose y brillait par instants, puis s’éteignait. Le cerf n’avait rien pourtant des bêtes fabuleuses dont les légendes étaient pleines, tel le cerf de saint Hubert, infatigable, avec sa croix d’église plantée sur le front. Celui-ci n’était qu’un grand animal épuisé, qui avait fait une chasse sans finesse, filant droit devant sa peur à travers la campagne, et qui serait bientôt aux abois.

Ayant Lombard aux jarrets, il pénétra dans un boqueteau de hêtres et n’en ressortit point. Et bientôt la voix de Lombard prit cette sonorité plus longue, plus haute, à la fois furieuse et poignante, que les chiens émettent quand l’animal qu’ils poursuivent est hallali.

Le roi à son tour entra dans le boqueteau ; à travers les branches passaient les rayons d’un soleil sans chaleur qui rosissait le givre.

Le roi s’arrêta, dégagea la poignée de sa courte épée ; il sentait entre ses jambes cogner le cœur de son cheval ; lui-même était haletant et aspirait l’air froid à grandes goulées. Lombard ne cessait de hurler. Le grand cerf était là, adossé à un arbre, la tête basse et le mufle presque à ras du sol ; son pelage ruisselait et fumait. Entre ses bois immenses, il portait une croix, un peu de travers, et qui brillait. Ce fut la vision qu’eut le roi l’espace d’un instant, car aussitôt sa stupeur tourna au pire effroi : son corps avait cessé de lui obéir. Il voulait descendre, mais son pied ne quittait pas l’étrier ; ses jambes étaient devenues deux bottes de marbre. Ses mains, laissant échapper les rênes, restaient inertes. Il tenta d’appeler, mais aucun son ne sortit de sa gorge.

Le cerf, la langue pendante, le regardait de ses grands yeux tragiques. Dans ses ramures, la croix s’éteignit, puis brilla de nouveau. Les arbres, le sol et l’ensemble du monde se déformèrent devant les yeux du roi, qui ressentit comme un effroyable éclatement dans la tête ; puis un noir total se fit en lui.

Quelques moments plus tard, quand le reste de la chasse arriva, on découvrit le roi de France gisant aux pieds de son cheval. Lombard aboyait toujours le grand cerf pèlerin dont on remarqua que les andouillers étaient chargés de deux branches mortes, accrochées dans quelque sous-bois, et qui luisaient au soleil sous leur vernis de givre.

Mais on ne perdit point de temps à se soucier du cerf. Tandis que les piqueurs arrêtaient la meute, il prit la fuite, un peu reposé, suivit seulement de quelques chiens acharnés qui erreraient avec lui, jusqu’à la nuit, ou le conduiraient se noyer dans un étang.

Hugues de Bouville, penché sur Philippe le Bel, s’écria :

— Le roi vit !

Avec deux baliveaux taillés sur place à coups d’épée, et entre lesquels on noua ceintures et manteaux, on fabriqua une civière de fortune, où l’on étendit le roi. Celui-ci ne remua un peu que pour vomir et se vider de toutes parts comme un canard qu’on étouffe. Il avait les yeux vitreux et mi-clos.

On le porta ainsi jusqu’à Clermont où, dans la nuit, il recouvra partiellement l’usage de la parole. Les médecins, aussitôt mandés, l’avaient saigné.

À Bouville, qui le veillait, son premier mot péniblement articulé fut :

— La croix… la croix…

Et Bouville, pensant que le roi voulait prier, alla lui chercher un crucifix.