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Puis Philippe le Bel dit :

— J’ai soif.

À l’aube, il demanda en bégayant d’être conduit à Fontainebleau, où il était né. Le pape Clément V lui aussi, se sentant mourir, avait voulu revenir vers le lieu de sa naissance.

On décida de faire voyager le roi par eau, pour qu’il fût moins secoué ; on l’installa dans une grande barque plate qui descendit l’Oise. Les familiers, les serviteurs et les archers d’escorte suivaient dans d’autres barques, ou bien à cheval le long des berges.

La nouvelle devançait l’étrange cortège, et les riverains accouraient pour voir passer la grande statue abattue. Les paysans ôtaient leurs coiffures, comme lorsque la procession des Rogations traversait leurs champs. À chaque village, des archers allaient quérir des bassines de braises qu’on déposait dans la barque, pour réchauffer l’air autour du roi. Le ciel était uniformément gris, lourd de nuées neigeuses.

Le sire de Vauréal vint de son manoir, qui commandait une boucle de l’Oise, pour saluer le roi ; il lui trouva un teint de mort répandu sur le visage. Le roi ne lui répondit que des paupières. Où était l’athlète qui naguère faisait ployer deux hommes d’armes rien qu’en leur pesant sur les épaules ?

Le jour finissait tôt. On alluma de grandes torches, à l’avant des barques, dont la lumière rouge et dansante se projetait sur les berges ; et l’on eût dit du cortège une grotte de flammes qui traversait la nuit.

On arriva ainsi au confluent de la Seine et, de là, jusqu’à Poissy. Le roi fut porté au château.

Il demeura là une dizaine de jours, au bout desquels il parut un peu rétabli. La parole lui était revenue. Il pouvait se tenir debout, avec des gestes encore gourds. Il insista pour continuer vers Fontainebleau, et, faisant un grand effort de volonté, il exigea qu’on le mît à cheval. Il alla de la sorte, prudemment, jusqu’à Essonne ; mais là, il dut abandonner ; le corps n’obéissait plus au vouloir.

Il acheva le trajet dans une litière. La neige tombait à nouveau, le pas des chevaux s’y étouffait.

À Fontainebleau, la cour était déjà rassemblée. Des feux flambaient dans toutes les cheminées du château. Le roi, quand il entra, murmura :

— Le soleil, Bouville, le soleil…

IX

UNE GRANDE OMBRE SUR LE ROYAUME

Pendant une douzaine de jours, le roi erra en lui-même comme un voyageur perdu. Par moments, encore qu’il se fatiguât très vite, il paraissait reprendre son activité, s’inquiétait des affaires du royaume, exigeait de contrôler les comptes, demandait avec une impatience autoritaire qu’on présentât toutes les lettres et ordonnances à sa signature : il n’avait jamais montré un tel appétit de signer. Puis, brusquement, il retombait dans l’hébétude, prononçant de rares mots sans suite et sans objet. Il passait sur son front une main amollie dont les doigts pliaient mal.

On disait à la cour qu’il était absent de soi. En fait, il commençait d’être absent du monde.

De cet homme de quarante-six ans, la maladie, en trois semaines, avait fait un vieillard aux traits effondrés qui ne vivait plus qu’à demi au fond d’une chambre du château de Fontainebleau.

Et toujours cette soif qui le poignait et lui faisait réclamer à boire !

Les médecins assuraient qu’il n’en réchapperait pas, et l’astrologue Martin, en termes prudents, annonça une terrible épreuve à subir vers le bout du mois par un puissant monarque d’Occident, épreuve qui coïnciderait avec une éclipse de soleil. « Il se fera ce jour-là, écrivait maître Martin, une grande ombre sur le royaume…»

Et soudain, un soir, Philippe le Bel éprouva de nouveau sous le crâne ce terrible éclatement noir et cette chute dans les ténèbres qu’il avait connus dans la forêt de Pont-Sainte-Maxence. Cette fois, il n’y avait plus ni cerf ni croix. Il n’y avait qu’un grand corps prostré dans un lit, et sans aucun sentiment des soins qu’on lui prodiguait.

Lorsqu’il émergea de cette nuit de la conscience, dont il était incapable de savoir si elle avait duré une heure ou deux jours, la première chose que distingua le roi fut une large forme blanche surmontée d’une étroite couronne noire, et qui se penchait sur lui. Il entendit aussi une voix qui lui parlait.

— Ah ! Frère Renaud, dit le roi faiblement, je vous reconnais bien… Mais vous me paraissez comme entouré de brume. Et puis aussitôt, il ajouta :

— J’ai soif.

Frère Renaud, des dominicains de Poissy, humecta les lèvres du malade d’un peu d’eau bénite.

— A-t-on mandé l’évêque Pierre ? Est-il arrivé ? demanda alors le roi.

Par un de ces mouvements de l’esprit fréquents chez les mourants et qui les reportent vers leurs plus lointains souvenirs, c’avait été l’obsession du roi dans les derniers jours que de réclamer à son chevet l’un de ses compagnons d’enfance, Pierre de Latille, évêque de Châlons et membre de son Conseil. On s’interrogeait sur ce désir, auquel on cherchait des motifs cachés, alors qu’on aurait dû n’y voir qu’un accident de la mémoire.

— Oui, Sire, on l’a fait mander, répondit frère Renaud.

Il avait effectivement dépêché un chevaucheur vers Châlons, mais le plus tard possible, avec l’espoir que l’évêque n’arriverait pas à temps.

Car frère Renaud avait un rôle à jouer dont il n’entendait se dessaisir au profit d’aucun autre ecclésiastique. En effet, le confesseur du roi était en même temps le grand inquisiteur de France ; leurs consciences partageaient les mêmes lourds secrets. Le monarque tout-puissant ne pouvait requérir l’ami de son choix pour l’assister au grand passage.

— Me parliez-vous depuis longtemps, frère Renaud ? demanda le roi.

Frère Renaud, le menton effacé dans la chair, l’œil attentif, était chargé, à présent, sous le couvert des volontés divines, d’obtenir du roi ce que les vivants attendaient encore de lui.

— Sire, dit-il, Dieu vous saurait gré de laisser bien en ordre les affaires du royaume.

Le roi resta un instant sans répondre.

— Frère Renaud, ai-je dit ma confession ? demanda-t-il.

— Mais oui, Sire, avant-hier, répondit le dominicain. Une belle confession, et qui a fait notre grande admiration et fera celle de tous vos sujets. Vous vous êtes repenti d’avoir harassé votre peuple, et surtout l’Église, de trop d’impôts ; et aussi vous avez déclaré que vous n’aviez point à implorer pardon des morts ordonnées par votre justice, parce que la Foi et la Justice se doivent assistance.

Le grand inquisiteur avait élevé la voix pour que les assistants l’entendissent bien.

— Ai-je dit cela ? demanda le roi.

Il ne savait plus. Avait-il vraiment prononcé ces paroles, ou bien frère Renaud était-il en train de lui inventer cette fin édifiante que doit faire tout grand personnage ? Il murmura simplement :

— Les morts…

— Il faudrait que vous nous instruisiez de vos volontés dernières, Sire, insista frère Renaud.

Il s’écarta un peu, et le roi s’aperçut que la chambre était pleine.

— Ah ! dit-il, je vous reconnais bien, vous tous qui êtes ici.

Il paraissait surpris d’avoir conservé cette faculté d’identifier les visages.

Ils étaient tous là autour de lui, ses physiciens, son chambellan, son frère Charles à la stature avantageuse, son frère Louis un peu en retrait, le col penché, et Enguerrand, et Philippe le Convers, son légiste, et son secrétaire Maillard, le seul assis, à une petite table, contre les draps… tous immobiles, et tellement silencieux, et tellement estompés qu’ils semblaient arrêtés dans une irréalité éternelle.