Elle tendit un long bras mince vers lui.
— Aide-moi à sortir de la baignoire, veux-tu ? Le fond est très glissant.
Il lui prit la main et elle sauta agilement par-dessus le bord de la baignoire, dans l’immense serviette qu’il lui tenait. Doucement, tendrement, il la sécha tandis qu’elle se blottissait contre lui. Puis il jeta la serviette.
Pour la cinquantième fois de la journée, Dekkeret fut frappé par sa beauté radieuse, l’éclat de ses cheveux, l’étincelle de ses yeux, la force et la vigueur de ses traits, l’harmonieux compromis auquel son corps était parvenu entre sveltesse athlétique et volupté féminine. Et elle était par ailleurs une compagne tellement merveilleuse : intelligente, vive, sensible et pétulante.
Il était en permanence ébahi à l’idée qu’ils avaient failli se séparer. Il entendait encore, bien trop souvent, l’écho des paroles qui avaient alors été prononcées : Dekkeret, je ne veux pas être l’épouse d’un Coronal, lui avait-elle déclaré dans le bosquet de la forêt du Mont du Château. Et lui, à Prestimion, dans la Cour des Trônes du Labyrinthe : Il est parfaitement clair qu’elle n’est pas une femme pour moi. Il était difficile à présent de croire qu’ils avaient pu prononcer de telles paroles. Mais ils l’avaient fait. Ils l’avaient fait. Aucune importance, pensa Dekkeret : le temps avait passé et les circonstances étaient différentes à présent. Ils se marieraient dès que cette fâcheuse histoire avec Mandralisca serait terminée.
Leurs yeux se rencontrèrent, et il vit une lueur friponne dans les siens.
— Mais nous n’avons pas le temps maintenant, dit-il d’un ton plaintif. Nous devons nous habiller. Son Excellence le maire nous attend pour déjeuner, faire le tour de la ville, et au coucher du soleil nous devons aller voir les célèbres arbres parlants.
— Tu vois ? Tu vois ? Il est tout le temps question de travail, pour le Coronal et son épouse !
— Pas tout le temps, dit Dekkeret, parlant très doucement, enfouissant son visage dans le creux de son épaule.
Elle était chaude et parfumée par le bain. Il fit légèrement courir ses mains le long de son dos mince, sur son doux postérieur, le long de ses flancs. Elle frémissait contre lui. Mais elle se maîtrisait, tout comme lui.
— Lorsque les beaux discours d’aujourd’hui seront terminés, dit-il, il n’y aura que nous deux ici, et nous aurons toute la nuit pour nous. Tu le sais, n’est-ce pas ?
— Oui. Oh, oui, Dekkeret, je sais ! Mais d’abord, le devoir nous appelle !
Elle frotta doucement ses lèvres contre les siennes pour lui dire qu’elle s’était réconciliée avec cette idée, qu’elle comprenait que le plaisir d’un roi devait attendre que le devoir d’un roi soit accompli.
Puis elle se glissa hors de son étreinte et lui ouvrit la porte séparant leurs suites, souriant largement, faisant de petits gestes pour le chasser de là, et le renvoyer dans ses appartements pendant qu’elle s’occupait de s’apprêter pour les événements publics qui les attendaient. Il lui envoya un baiser et partit s’habiller lui aussi : la robe royale aux couleurs verte et dorée emblématiques de son haut statut, l’anneau, le pendentif, tous les petits signes et symboles extérieurs qui le désignaient comme le roi du monde.
Elle a changé, songea-t-il. Elle est entrée dans son rôle. Nous serons très heureux ensemble.
Mais d’abord, comme l’avait dit Fulkari, le devoir les appelait.
L’après-midi était déjà fort entamé lorsque toutes les cérémonies publiques de la visite royale à Shabikant furent terminées : le déjeuner du maire à l’hôtel de ville s’était, évidemment, avéré être un interminable banquet auquel assistaient tous les notables de la ville, avec une succession de discours de bienvenue et de vœux pour un règne long et glorieux, puis enfin, Dekkeret et Fulkari, accompagnés de Dinitak et de plusieurs assistants de Dekkeret, furent ramenés vers la rivière pour voir la plus grande attraction de Shabikant : les Arbres du Soleil et de la Lune. Le maire, Kriskinnin Durch, qui ne se tenait quasiment plus de joie, trottait à côté d’eux. Une demi-douzaine de dignitaires qui se trouvaient au banquet l’accompagnaient, portant à présent de larges cordons pourpres en travers de la poitrine qui les désignaient, leur expliqua le maire, comme les représentants de l’ordre des arbres. C’était une distinction purement honorifique à présent, ajouta-t-il : puisque les arbres étaient restés silencieux depuis des milliers d’années et que le culte de leur vénération était tombé en désuétude, « l’ordre » était en fait devenu une confrérie mondaine pour les hommes les plus en vue de Shabikant.
Fulkari, laissant un petit éclair de malice traverser son visage, prétendait à présent avoir des doutes quant à cette visite.
— Crois-tu que ce soit si sage, Dekkeret ? Et s’ils décident de parler de nouveau, après tout ce temps, et te disent quelque chose que tu aurais préféré ne pas entendre ?
— Je crois que la langue des arbres est sans doute oubliée maintenant, non ? Mais sinon, nous pouvons toujours choisir de ne pas écouter la traduction. Et s’il s’agit d’une prophétie réellement mauvaise, les prêtres prétendront certainement qu’ils ne comprennent pas ce que dit l’arbre, tout comme ils l’ont fait avec Kolkalli.
Le crépuscule était à présent proche. Le soleil, d’un vert de bronze à cette heure, était bas au-dessus de l’Haggito, et, sous ces latitudes, donnait l’illusion d’être curieusement élargi et aplati dans les derniers moments de sa descente vespérale dans le ciel occidental.
Les arbres étaient enclos dans un petit parc oblong au bord de la rivière. Une palissade de poteaux métalliques noirs terminés par des pointes aiguisées les protégeait. Ils se tenaient côte à côte, deux silhouettes solitaires découpées sur le ciel s’assombrissant, dans un terrain autrement vide.
Le maire se livra à toute une cérémonie pour déverrouiller la porte et faire entrer les invités du Mont du Château.
— L’Arbre du Soleil est à gauche, déclara-t-il d’un ton vibrant de fierté. L’Arbre de la Lune est à droite.
Les arbres étaient des myrobolans, découvrit Dekkeret, mais ils étaient de loin les plus grands qu’il ait jamais vus, des titans de leur espèce, et devaient assurément être très anciens en vérité. Très vraisemblablement, ils devaient déjà être extrêmement impressionnants à l’époque de lord Kolkalli.
Mais il était facile de voir que ces deux arbres gigantesques arrivaient finalement au terme de leur existence.
Les motifs vifs et distincts à rayures vertes et blanches qui marquaient le tronc des myrobolans en bonne santé avaient perdu leur éclat et s’étaient déformés sur ces deux-là en taches informes et floues, et les grands et épais troncs avaient eux-mêmes développé d’inquiétantes courbures, l’Arbre du Soleil penchant dangereusement vers le sud, l’Arbre de la Lune allant dans l’autre direction. Leurs couronnes aux nombreuses branches étaient quasiment nues, avec seulement quelques rares feuilles grises en forme de croissant pour les couvrir. L’érosion du sol au pied des deux arbres avait dénudé leurs racines noueuses brunes, bien qu’une tentative ait été faite pour les dissimuler en jonchant la zone autour de chaque arbre de petites bannières, de rubans et de tas de talismans. L’aspect tout entier de cet endroit paraissait triste, voire pathétique, à Dekkeret.
Fulkari et lui furent gratifiés de talismans pour contribuer à l’amoncellement. À l’instant précis du coucher du soleil, ils étaient censés s’avancer et les offrir aux arbres, qui pourraient alors réagir – ici le maire fit un grand clin d’œil – par des déclarations sibyllines. Ou, dit-il, ils ne le feraient pas.