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Le bord inférieur du soleil touchait à présent la rivière. Il commença à s’y enfoncer doucement. Dekkeret attendit, en se représentant mentalement l’immense masse de la planète tournant pesamment sur son axe, emmenant inexorablement cette région dans l’obscurité. Le soleil avait à présent à moitié disparu. Il n’en restait désormais plus que l’éclat cuivré de son croissant supérieur. Dekkeret retint son souffle. Toute conversation avait cessé chez les citadins. L’air paraissait soudain étrangement immobile. Il y avait une certaine intensité dramatique dans cette scène, dut-il admettre.

Le maire leur indiqua d’un signe de tête qu’ils devaient se préparer à avancer dans un instant.

Dekkeret jeta un regard à Fulkari et ils avancèrent solennellement vers les arbres, lui vers l’arbre féminin, elle vers l’arbre masculin, s’agenouillèrent et déposèrent leurs talismans sur les monticules, juste au moment où le dernier miroitement du soleil s’évanouissait à l’ouest. Dekkeret inclina la tête. Le maire lui avait donné pour instruction de s’adresser aux arbres dans le secret de son cœur et de leur demander conseil.

Un silence profond s’ensuivit alors que les dernières lueurs du jour disparaissaient dans le ciel. Personne dans le groupe de citadins debout derrière lui ne paraissait ne serait-ce que respirer.

Et dans ce silence, Dekkeret, stupéfait, pensa effectivement entendre quelque chose : un son grinçant, rouillé, si faible qu’il passait à peine le seuil de son audition, un son qui aurait pu s’élever du sol par les racines de l’arbre devant lequel il était agenouillé. L’énorme vieil arbre oscillait-il dans la première brise de la soirée ? Ou bien l’oracle – comment cela était-il possible ? – avait-il réellement parlé, offrant au nouveau Coronal quelques syllabes murmurées d’une inintelligible sagesse ?

Il jeta un regard à Fulkari. Il y avait une expression étrange dans ses yeux, comme si elle aussi avait entendu quelque chose.

Mais alors Kriskinnin Durch rompit le charme par des applaudissements joyeux et vigoureux.

— Très bien, monseigneur, très bien ! Les arbres se réjouissent de vos présents, et vous ont, je l’espère, transmis leur sagesse ! Quel honneur pour nous, après toutes ces années, qu’un Coronal rende hommage à nos arbres merveilleux ! Quel honneur extraordinaire !

— Tu n’as rien entendu de réel, n’est-ce pas ? demanda Fulkari à voix basse, tandis qu’elle et Dekkeret s’éloignaient.

Avait-il entendu ? Non. Non. Bien sûr que non, décida-t-il.

— Le murmure du vent, voilà ce que j’ai entendu, dit-il. Et peut-être un mouvement dans les racines. Mais tout cela est très théâtral, n’est-ce pas ? Et même effrayant.

— Oui, répondit Fulkari. Effrayant.

7

— Le sabre aujourd’hui ? demanda Audhari, surpris, en entrant dans la salle du gymnase où Keltryn et lui faisaient leur séance d’escrime deux fois par semaine. Toi et moi ne nous sommes jamais affrontés au sabre auparavant.

— Nous le ferons aujourd’hui, déclara Keltryn, d’une voix dure et tendue par la colère.

Elle était arrivée dans la salle d’escrime avec cinq minutes d’avance pour choisir son arme et se familiariser avec sa longueur et son poids plus importants. Septach Melayn avait pensé qu’elle était trop frêle pour travailler le sabre. Peut-être avait-il raison à ce sujet. Elle avait essayé une ou deux fois sans y faire montre de beaucoup d’aptitude, et il l’avait ensuite dispensée des exercices au sabre.

Mais ce jour-là, elle n’avait pas envie des poses et affectations élégantes des exercices à la rapière. Ce jour-là, elle voulait une arme lourde. Elle voulait taillader, rudoyer et percuter, infliger des dégâts et en subir s’il le fallait. Ce désir de violence n’avait rien à voir avec Audhari. Elle bouillait de rage contre Dinitak, et celle-ci montait encore et encore jusqu’à déborder, et c’est ce qui la poussait ce jour-là à l’action.

Keltryn avait perdu le compte du nombre de semaines écoulées depuis que Dinitak était parti dans l’Ouest avec le Coronal et Fulkari. Était-ce quatre semaines ? Cinq ? Elle ne pouvait le dire. Elle avait l’impression que c’était il y a plus d’une éternité. Quelle qu’en soit la durée, cela paraissait un espace de temps beaucoup plus long que celui qu’avait duré toute sa petite idylle avec Dinitak.

Ces quelques étranges semaines avec Dinitak semblaient désormais n’être rien de plus qu’un rêve. Avant qu’il n’arrive, elle avait défendu son corps comme s’il avait été un temple dont elle aurait été la grande prêtresse. Ensuite, elle n’était même pas sûre de savoir pourquoi – était-ce une véritable attirance physique, ou bien l’impatience de son corps en plein épanouissement, ou encore quelque chose d’aussi banal que le désir de faire finalement ses premiers pas dans le genre d’existence que menait sa sœur depuis si longtemps ? –, elle s’était finalement livrée à Dinitak, et lui avait permis de pénétrer dans tous les sens du terme dans son sanctuaire, et il l’avait conduite dans des royaumes de plaisir et d’excitation bien au-delà de tout ce qu’elle avait imaginé dans ses fantasmes virginaux.

Mais il y avait davantage que du sexe dans cette relation, du moins l’avait-elle cru. Pendant ces quelques semaines, elle avait enfin cessé de penser à elle-même sous forme de je et avait commencé à devenir nous.

Et ensuite, avec autant de désinvolture que si elle avait été un vêtement usé, il s’était débarrassé d’elle. Débarrassé. Aucun autre mot n’était applicable, en ce qui la concernait. Aller se balader comme ça dans l’Ouest avec Dekkeret et Fulkari, et la laisser derrière parce qu’il était – que lui avait dit Fulkari ? –, parce qu’il était « politiquement incorrect » pour lui d’être accompagné d’une femme célibataire lorsqu’il voyageait dans l’entourage du Coronal…

Il était difficile de croire qu’un homme en proie aux passions du début d’une histoire d’amour adopterait une telle position. Dinitak était connu pour son franc-parler, pour son honnêteté bourrue : il était sûrement capable de dire ce qu’il pensait, même à lord Dekkeret, et de lui déclarer : « Je suis désolé, Votre Seigneurie, mais si Keltryn n’y va pas, moi non plus. »

Mais il n’avait rien dit de tel. Elle doutait que le Coronal aurait été le moins du monde dérangé par sa présence lors de ce voyage. C’était l’idée de Dinitak de la laisser en arrière, Dinitak, Dinitak, Dinitak. Comment pouvait-il faire une telle chose ? se demandait Keltryn. Et la réponse, déplaisante, ne se fit pas attendre : Parce qu’il en a déjà assez de moi. Je dois être trop ardente, trop exigeante, trop… jeune. Et c’est sa façon de me jeter.

— Tu as totalement tort, avait dit Fulkari. Il est fou de toi, Keltryn. Je t’assure, il déteste te laisser ainsi au Château. Mais il est simplement trop collet monté pour emmener une jeune femme comme toi avec lui dans un déplacement officiel. Il dit que ce serait dégradant pour toi, que cela te donnerait l’air d’une concubine.

— Une concubine !

— Tu sais qu’il a des idées extrêmement démodées.

— Pas démodées au point de refuser de coucher avec moi, Fulkari.

— Tu m’as toi-même dit qu’il semblait assez hésitant sur ce sujet aussi.

— Eh bien…

Keltryn dut admettre que Fulkari marquait un point. Elle avait quasiment dû se jeter sur Dinitak, ce jour-là à la piscine, avant qu’il ne soit finalement prêt à accepter ce qu’elle lui offrait. Et même à ce moment-là, il y avait eu cette singulière réaction de consternation et de dépit, ensuite, lorsqu’il avait réalisé qu’elle lui avait offert sa virginité. Il est vraiment trop compliqué pour moi, avait décidé Keltryn. Mais cela ne l’aidait pas à surmonter sa rage d’être exclue de l’excursion dans l’Ouest, ou d’être séparée pendant autant de semaines de l’homme qu’elle aimait, alors que leur histoire en était encore à la passion de ses tout débuts.