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Dans les jours qui suivirent, sa colère contre lui fut intermittente. Parfois elle pensait avoir cessé de s’intéresser à lui, que Dinitak n’avait été qu’une phase de la fin de son adolescence sur laquelle elle se retournerait à la longue avec amusement et nostalgie. En de tels moments, elle se sentait absolument calme pendant des heures d’affilée. Mais ensuite elle devenait furieuse à l’idée qu’il avait gâché sa vie. Elle lui avait donné plus que son innocence, se disait-elle : elle lui avait donné son amour. Et il le lui avait renvoyé au visage de façon narquoise.

Ce jour-là était un de ces jours de colère. Keltryn avait fait de lui un rêve très frappant, où ils étaient ensemble ; elle avait imaginé qu’il était avec elle dans son lit, elle avait tendu les bras vers lui avec avidité, pour découvrir qu’elle était seule. Et s’était réveillée dans un brouillard rouge de frustration et de rage.

Ce jour-là, elle devait faire de l’escrime avec Audhari. Le sabre, pensa-t-elle. Oui. Taillader, rudoyer et percuter. Elle déchargerait sa colère en ferraillant avec une lourde lame.

Le grand jeune homme de Stoienzar au visage couvert de taches de rousseur eut l’air déconcerté et stupéfié par son désir d’utiliser cette arme lourde. Non seulement elle n’avait aucune expérience de son maniement, mais sa taille et sa force à lui lui donneraient un avantage infiniment plus conséquent au sabre qu’à la rapière ou au bâton, où la technique et la rapidité du temps de réaction comptaient autant que la force pure. Mais elle ne se laissa pas contrarier.

— En garde ! cria-t-elle.

— Rappelle-toi, Keltryn, au sabre on utilise le tranchant autant que la pointe. Et tu dois protéger ton bras de…

Elle baissa son masque et lui lança un regard flamboyant.

— Ne sois pas condescendant avec moi, Audhari. J’ai dit : en garde !

Mais la partie était néanmoins inégale. Le sabre était bien un peu trop lourd pour son bras mince. Et elle n’avait qu’une idée des plus vagues quant à la technique correcte. Elle savait que les escrimeurs devaient se tenir plus loin l’un de l’autre que lorsqu’ils utilisaient la rapière, mais cela signifiait qu’il lui était impossible de l’atteindre d’une simple botte. Elle devait avoir recours à de grossiers et inélégants balayages latéraux qui auraient sûrement arraché des glapissements d’indignation à Septach Melayn, s’il avait été là pour voir ce spectacle.

C’était satisfaisant, d’une certaine façon. Elle pouvait en effet donner libre cours à une partie de son courroux. Mais ce qu’elle faisait n’était absolument pas de l’escrime. Il n’y avait aucun style, aucune manière, aucune forme. Elle aurait atteint exactement le même résultat en saisissant une hachette et en coupant du bois pour le feu. Audhari, désorienté par ses assauts frénétiques, dut abandonner sa technique bien maîtrisée et parer comme il le pouvait. Chaque fois qu’il interceptait sa lame lors de l’assaut, le choc envoyait dans la main et le bras de Keltryn un tressaillement déchirant de douleur. Et finalement il bloqua si brutalement l’une de ses charges que son sabre tomba avec fracas sur le sol.

Elle s’agenouilla pour le ramasser et resta encore un moment à genoux pour reprendre son souffle.

— Que se passe-t-il ici aujourd’hui ? demanda Audhari.

Il repoussa son masque et s’approcha d’elle.

— Tu sembles être dans tous tes états. Ai-je fait quelque chose de mal ?

— Toi ? Non… Non… Audhari…

— Alors, de quoi s’agit-il ? Tu as choisi une arme qui est de toute évidence trop lourde pour toi, et tu la balances comme une hache d’armes au lieu d’essayer de tirer convenablement le sabre avec moi. Les meilleurs sabreurs l’utilisent quasiment comme une rapière, tu sais. Ils font dans la légèreté et la vitesse, pas dans la puissance brute.

— J’imagine que je ne serai jamais un bon sabreur, alors, dit-elle d’un air renfrogné en accentuant la terminaison masculine.

Elle aussi avait retiré son masque.

— Il n’y a guère de honte à avoir, cependant. Écoute, Keltryn, oublions cette histoire de sabre et essayons quelque chose de plus léger, et…

— Non. Attends.

Elle le fit taire d’un geste impatient de la main. Une idée nouvelle et étrange lui venait à l’esprit.

Il est temps de passer à l’après-Dinitak.

Dinitak avait rempli son rôle dans sa vie. Quoi qu’il ait pu exister entre eux, c’était fini et bien fini, comme il le découvrirait lorsqu’il reviendrait de son voyage dans l’Ouest. Elle n’avait plus besoin de lui. Elle serait idiote de continuer à soupirer ainsi après un homme qui pouvait l’abandonner d’un cœur aussi léger.

— Peut-être devrions-nous simplement oublier l’escrime ce matin, dit-elle à Audhari. Nous pourrions faire d’autres choses.

Son ton était espiègle mais sans ambiguïté. Audhari la dévisagea sans comprendre, plissant les yeux comme si elle parlait une langue d’un autre monde. Keltryn le regarda droit dans les yeux et lui adressa un sourire d’une ardeur si appuyée qu’elle était certaine qu’il ne pourrait l’interpréter que d’une seule façon. Il semblait à présent que la lumière se faisait en lui.

Sa propre impudence la surprit. Mais il était très agréable de jouer à ce jeu, et de le faire de sa propre initiative, sans pour une fois compter sur les conseils de Fulkari. Elle était à présent heureuse que Fulkari ne soit pas au Château. L’heure était venue, comprit-elle, d’apprendre à faire son chemin dans le tourbillon de la vie.

— Viens, Audhari ! s’écria-t-elle. Montons !

— Keltryn…

Audhari paraissait totalement abasourdi. Il était tout rouge du col de sa veste d’escrime jusqu’à la racine des cheveux. Ses lèvres remuèrent, mais aucune réponse n’en sortit.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle enfin. Tu n’en as pas envie, c’est cela ?

Il secoua la tête.

— Tu es tellement bizarre ce matin, Keltryn !

— Je ne suis pas attirante, c’est cela ? Tu trouves que je suis laide ? C’est ce que tu penses, Audhari ? Je ne voudrais pas m’imposer à un homme qui me trouve peu séduisante, tu sais.

Il n’était que trop évident qu’à ce moment précis Audhari aurait préféré être dans les profondeurs du Labyrinthe plutôt que d’avoir cette conversation.

— Tu es l’une des plus belles filles que j’aie jamais vues, Keltryn.

— Alors, quel est le problème ?

— Le problème est que ce n’est pas suffisant. Quoi que nous puissions faire à l’étage, ce serait totalement dénué de sens. Tu n’as jamais montré le moindre intérêt pour moi, de ce genre-là, je le sais et je le respecte. Et maintenant tu changes d’avis comme ça ? Ce n’est pas normal. Ça ne tient pas debout. On dirait que tu veux seulement te servir de moi.

— Et alors, si c’était le cas ? Tu peux te servir de moi aussi. Serait-ce si terrible ?

— Je ne suis pas comme ça, Keltryn. Et il n’en sortirait rien de bon. Pas plus que ta tentative de pratiquer l’escrime avec un sabre.

C’était à présent elle qui était abasourdie. Après tout ce qu’elle avait entendu en grandissant sur les hommes qui n’étaient que des monstres de luxure, pourquoi fallait-il qu’elle ait la malchance de ne tomber que sur ceux qui se souciaient autant de moralité, de respectabilité et de bienséance ? Pourquoi était-il si difficile de trouver un peu de débauche pure et simple quand elle en avait envie ?