— S’il te plaît, poursuivit Audhari, toujours empourpré, pouvons-nous tout simplement abandonner cette conversation, d’accord ? S’il te plaît. Si tu veux tirer l’épée, allons-y, sinon, non. Mais nous sommes de très bons amis depuis si longtemps, et maintenant, ce que tu fais en ce moment est si fichtrement déroutant, Keltryn ! Je t’en supplie, arrête. Arrête.
Elle lui lança un regard noir. C’était la dernière chose à laquelle elle se serait attendue.
— Oh, je te déroute, hein ? Bien, bien. Je te demande humblement de me pardonner, dit-elle d’un ton glacial. Je ne voudrais en aucun cas avoir l’impression d’être coupable d’avoir dérouté mon cher et tendre ami Audhari.
Remettant son sabre sur le râtelier des armes, elle sortit de la pièce sans un mot de plus.
Elle savait qu’elle était cruelle, et que c’était elle qui était déroutée. Cela n’avait aucune importance. Elle le détestait de l’avoir repoussée dans un moment de…
Besoin ? Dépit ? Elle ne savait pas de quoi il s’agissait. Mais ce qu’elle savait, c’est qu’elle comprenait beaucoup moins les hommes qu’elle ne le croyait quelques mois plus tôt.
Elle bouillait toujours de rage, une demi-heure plus tard, lorsqu’elle traversa la Cour Pinitor et aperçut Polliex d’Estotilaup, son ancien partenaire du cours d’escrime, venant de la direction opposée. Alors qu’il approchait, il lui sourit machinalement, de façon impersonnelle, mais sans montrer de signe de vouloir s’arrêter pour lui parler. Depuis son dernier refus, particulièrement catégorique, d’une invitation à le rejoindre pour un week-end d’amusement et d’ébats dans la cité des plaisirs de High Morpin, il avait adopté une attitude de bienséance la plus rigoureuse lors des contacts sporadiques qu’ils avaient eus. Il était, après tout, fils de duc et savait comment se comporter après avoir été éconduit.
Mais Polliex savait aussi comment se comporter lorsqu’une séduisante jeune femme, même une qui l’avait traité plus tôt avec dédain, indiquait plus tard que ses attentions seraient les bienvenues. Keltryn le salua avec une chaleur sur laquelle elle se doutait qu’il ne se méprendrait pas, et il réagit très calmement sans révéler le moindre soupçon de surprise lorsqu’elle se mit à parler de High Morpin, ses tunnels d’énergie, ses glisse-glaces et ses mastodontes, et exprima le regret de n’avoir jamais trouvé le temps d’y aller ne serait-ce qu’une fois depuis qu’elle était sur le Mont du Château.
Polliex était remarquablement beau, et ses façons courtoises et raffinées étaient extrêmement agréables comparées aux manières gamines et maladroites d’Audhari, et à la vertu rigoureuse et stricte de Dinitak. Ses trois jours et nuits avec lui à High Morpin furent remplis de délices. Mais pourquoi, se demanda-t-elle, ne pouvait-elle, comme elle le découvrit à plusieurs reprises, apprécier pleinement ce que Polliex lui offrait ? Et pourquoi le souvenir de Dinitak se glissait-il dans son esprit, même à ce moment, même à cet endroit, même alors qu’elle était avec quelqu’un d’autre ? Elle en avait fini avec Dinitak. Et cependant… Oh, qu’il soit maudit ! pensa-t-elle. Qu’il soit maudit !
8
À Thilambaluc, une cité de taille moyenne, six cents kilomètres plus loin sur la route d’Alaisor, Dekkeret, se souvenant de ce que Prestimion lui avait raconté avoir fait au cours des premiers mois de son propre règne, se rendit au milieu de la journée sur la place du marché dans la tenue grise d’un simple voyageur, pour entendre ce qu’il y avait à entendre. Il est parfois utile pour le Coronal, avait dit Prestimion, d’avoir une connaissance de première main de ce qui se dit sur le marché. Le Château au sommet de son Mont se trouvait trop haut dans le ciel pour donner une vision suffisamment claire du monde réel.
Dinitak fut le seul à l’accompagner. Ils s’éclipsèrent pendant un moment tranquille de la matinée, sans que Dekkeret ne dise mot à personne de son entourage de ce qu’il avait en tête. Quant à Fulkari, elle se sentait légèrement mal ce jour-là, et s’était retirée dans sa chambre à l’hostellerie. Il ne lui parla pas non plus de cette sortie.
Bien que Prestimion lui ait dit avoir fait ces excursions costumé, allant jusqu’à porter perruques et fausses barbes, Dekkeret ne voyait pas l’utilité de subterfuges aussi compliqués. Prestimion, parce qu’il avait l’air si distingué, facilement identifiable au curieux contraste entre sa taille étonnamment peu impressionnante et sa présence écrasante, royale et impérieuse, aurait couru le risque d’être reconnu, même parmi des gens qui n’avaient pas encore eu l’occasion de voir son portrait. Son regard seul le désignait comme ce qu’il était.
Mais Dekkeret croyait qu’il était moins vraisemblable que lui-même soit démasqué là, si loin du Château. Les nouvelles pièces à son effigie n’avaient pas encore été mises en circulation, et de toute façon, qui aurait pu identifier un Coronal d’après ses traits stylisés sur la monnaie ? Les portraits du nouveau Coronal accrochés dans chaque vitrine de magasin n’étaient pas non plus particulièrement réalistes ; Dekkeret lui-même y reconnaissait à peine son image. Revêtu de la tenue ordinaire et grossière qu’il avait empruntée à l’un des palefreniers de la suite royale, avec un capuchon de drap informe rabattu sur la tête, il n’aurait l’air de rien de plus qu’un ouvrier itinérant costaud de plus, un grand homme simple qui serait venu en ville pour chercher du travail comme cantonnier, bûcheron ou tout autre métier aussi adapté à un homme de sa taille et de sa force. Il n’attirerait pas de second regard. Et personne n’aurait aucune raison de reconnaître Dinitak Barjazid.
La place du marché de Thilambaluc était un ovale à double lobe avec une route pavée passant au milieu des deux secteurs. Tout y était entassé pêle-mêle, chaque échoppe coincée entre ses voisines. Dans la moitié orientale du marché se trouvaient des dizaines d’éventaires consacrés aux fruits et légumes, ainsi que les étals des bouchers, de la viande rouge fraîche empilée partout et des ruisseaux de sang s’écoulant. Une zone affectée à la vente de petits gâteaux sucrés et de boissons légèrement mousseuses menait à une autre, où les tables étaient surmontées de piles de vêtements bon marché, en face de laquelle s’étendait une rangée des petits fourneaux branlants des omniprésents Lii vendeurs de saucisses.
De l’autre côté, à l’extrémité opposée de la route centrale, les marchandises étaient encore plus variées : des tonneaux et des sacs d’épices et de viandes sèches, des bacs de poissons vivants, des baraques où étaient suspendus de simples colliers et bracelets chatoyants, des tas de livres et d’opuscules d’occasion, usés et effilochés, des monticules de chaises d’osier et de tables piètrement laquées du même genre, s’élevant à trois mètres ou trois mètres cinquante du sol, des batteries de cuisine et autres instruments de cuisine de toutes sortes, un coin où des jongleurs et d’autres amuseurs faisaient leurs numéros, un autre où des écrivains publics tenaient leur stand, un autre faisant la réclame d’articles de sorcellerie et de magie. Les vendeurs comme les acheteurs constituaient un vaste mélange de races autres qu’humaine : un grand nombre de Ghayrogs squameux ici, quelques Hjorts couleur de cendre, un occasionnel et imposant Skandar ou Su-suheris traversant la cohue.
Dekkeret ne se souvenait pas de la dernière fois où il s’était trouvé sur une place de marché public. L’organisation joliment encombrée de l’endroit le fascinait. Tout était si bondé, si affairé. Il se souvenait vaguement de celle de Normork dans son enfance comme étant plus spacieuse, les marchandises généralement plus raffinées, les clients mieux habillés, mais bien sûr, Normork était une cité du Mont du Château et ceci une insignifiante ville de province au milieu de nulle part.