— Eh bien, y allons-nous ? fit-il à Dinitak.
Comme il s’y attendait, personne n’eut l’air de savoir qui il était. Il se déplaçait sans but précis sur la place, s’arrêtant à ce stand pour examiner une pyramide de melons bleus à la peau lisse disposés avec adresse, à celui-ci pour renifler un insolite fruit jaune semblable à de la crème, à celui-ci pour accepter du vendeur un petit morceau d’une viande fumée savoureuse. Aux endroits où la foule était particulièrement dense, celle-ci s’ouvrait devant lui, comme le font généralement les foules lorsqu’un homme de la taille et de la masse de Dekkeret approche, mais sans aucune sorte de déférence autre que celle inspirée par sa corpulence supérieure.
Il prêtait l’oreille partout, dans l’espoir d’entendre les opinions sur le nouveau Coronal, ou des références à des rêves récents, bizarres et déplaisants, ou des plaintes concernant de fortes taxes, n’importe quoi qui puisse l’amener à mieux comprendre la vie quotidienne dans le monde sur lequel il régnait à présent. Mais ces gens n’étaient pas venus au marché dans le but de faire la conversation. Excepté les échanges incessants entre acheteurs et vendeurs au sujet du prix et de la qualité des marchandises, ils ne parlaient que très peu.
À l’extrémité opposée à celle par laquelle Dinitak et lui étaient entrés, où se produisaient différents artistes, ils virent quinze ou vingt personnes rassemblées autour d’un homme émacié, à la barbe grise, en robe rouge et vert, qui semblait être un conteur professionnel, à en juger par sa voix claire et ferme et la sébile pleine de pièces posée par terre, bien en vue, à côté de lui.
— Les serviteurs de cet homme, disait-il, alors que Dekkeret et Dinitak approchaient, disposaient de magnifiques coupes en or remplies à ras bord de bon vin, et sur un signe du grand magicien, les coupes s’envolaient et se proposaient à tous les passants, et ceux qui le souhaitaient pouvaient y boire à volonté. Je vis aussi que ce magicien était capable de faire marcher les statues, de sauter dans le feu sans être brûlé, de présenter deux visages en même temps, de rester en l’air pendant plusieurs minutes assis en tailleur sans tomber, et d’accomplir de nombreux autres tours qui défiaient mon entendement.
Un homme râblé aux cheveux roux, au visage hâlé et sillonné de rides, se tenant juste à gauche de Dekkeret écoutait avec un respect mêlé d’effroi, la mâchoire tombante.
— De qui parle-t-il, mon ami ? demanda Dekkeret se tournant vers lui.
— Le maître mage Gominik Halvor de la cité de Triggoin, maître. Celui-là vient juste de rentrer de Triggoin, et fait le récit des choses merveilleuses qu’il a vues là-bas.
— Ah ! dit Dekkeret.
Il connaissait ce nom, Gominik Halvor : il était de Triggoin en effet, expert parmi les experts sorciers, et avait servi de mage à la cour de Prestimion au Château il y avait longtemps, avant que Dekkeret ne s’y installe. Mais pour autant que Dekkeret le sût, Gominik Halvor était mort depuis dix ans ou plus. Bah, pensa Dekkeret un bon conteur n’a pas à se soucier de tels détails insignifiants, tant qu’il plaît à son public. Et le cliquetis régulier des pièces de cuivre dans la sébile de l’homme, voire l’occasionnel éclair étincelant d’une pièce d’argent, prouvait que c’était exactement ce qu’il faisait.
— Un jour, je me tenais sur la place du marché de Triggoin, tout comme vous vous trouvez ici avec moi, poursuivit le conteur, quand un sorcier apparut : un Skandar à la fourrure bleue, presque aussi grand qu’une montagne, il prit une balle de bois avec de longues cordes solidement tressées passant dans plusieurs trous qui y étaient faits, et la jeta si haut qu’elle disparut totalement à la vue, tandis qu’il tenait le bout de la corde. Puis il fit signe à un garçon de douze ans qui était son assistant, et lui ordonna de grimper à la corde ; le garçon monta, de plus en plus haut jusqu’à ce que lui non plus ne soit plus visible.
— Le Skandar cria alors trois fois au garçon de revenir, mais le garçon ne reparut pas. Alors le Skandar prit à sa ceinture un couteau à la pointe aiguisée de cette taille – le conteur montra alors avec ses mains une lame de la taille d’une épée – et taillada violemment l’air avec, une, deux, trois, quatre, cinq fois. Au cinquième coup, l’un des bras tranchés du garçon tomba sur le sol devant lui, un instant plus tard une jambe, puis l’autre bras, l’autre jambe, et ensuite, alors que nous avions tous le souffle coupé par la stupeur et l’horreur, la tête du garçon. Le Skandar rangea alors son couteau et frappa dans ses mains, le torse du garçon tomba du ciel ; et tandis que nous regardions, les membres et la tête tranchés se rattachèrent immédiatement au tronc, et le garçon se leva et salua ! Nous fûmes si ébahis que nous nous précipitâmes pour presser le sorcier d’accepter les pièces que nous avions, non seulement des pesants et des couronnes, mais certains d’entre nous offrirent même des pièces de cinq royaux, ce qui était bien le moins que nous puissions donner pour une représentation aussi remarquable.
— Je pense qu’il doit s’agir d’une allusion subtile à notre intention, déclara Dinitak. Mais cinq royaux seraient sans doute exagérés. Voyons voir si j’ai moins.
Il prit une poignée de pièces dans sa bourse, choisit une pièce brillante d’un royal et la jeta dans le bol. Les autres spectateurs applaudirent. Ici en province, même un seul royal avait un substantiel pouvoir d’achat.
— Un autre jour, continua le conteur avec un regard reconnaissant à Dinitak. J’ai vu une démonstration d’un genre similaire par le grand mage Wiszmon Klemt, qui a produit une épaisse chaîne de bronze de cinquante mètres de long, l’a lancée dans le ciel aussi facilement que vous jetteriez votre chapeau en l’air. Elle est restée toute droite, comme si elle était attachée à un point invisible au-dessus de nos têtes. Puis des animaux furent amenés : un jakkabole, un morven, un kempile, un gleft et même un haigus. L’un après l’autre, ils ont escaladé la chaîne jusqu’au sommet où ils ont immédiatement disparu. Lorsque la dernière bête se fut évanouie, le mage claqua des doigts et la chaîne dégringola et atterrit proprement enroulée à ses pieds ; mais on n’a plus revu les animaux qui avaient disparu.
— Ceci est très divertissant, dit Dekkeret, mais pas particulièrement utile, à mon avis. Continuons-nous ?
— J’imagine que nous le devrions, reconnut Dinitak.
Alors qu’ils empruntaient le sentier qui menait au-delà du quartier des amuseurs, un homme grassouillet, à la peau huileuse, en robe écarlate souillée, se détacha de la foule et se planta devant eux. Dekkeret vit qu’il avait une petite amulette astrologique du genre appelé rohilla épinglée sur la poitrine, des fils d’or bleu enroulés autour d’un morceau de jade rose. Confalume, cet homme superstitieux, en avait porté une constamment. Autour de la gorge de cet homme se trouvait une amulette d’une autre sorte que Dekkeret ne put nommer. Un pendentif en ivoire triangulaire plat sous lequel étaient suspendues de mystérieuses runes gravées. Il était raisonnable de penser qu’il s’agissait d’un mage professionnel.
Ce qui fut rapidement confirmé.
— Je vous dis l’avenir, mon maître ? proposa l’homme en regardant Dekkeret droit dans les yeux.
— Nan, je pense pas, répondit Dekkeret en affectant l’inflexion vulgaire de l’Est.