La dernière chose qu’il souhaitait était qu’un mage, même un qui, comme celui-ci, était visiblement un charlatan, vienne scruter son âme en ce lieu.
— J’ai pas plus que quelques pièces de cuivre à moi, et vous voudriez plus que ça, hein, maître ?
— Peut-être votre riche ami, alors. Je l’ai vu lancer cette grosse pièce dans le pot.
— Nan, il est pas intéressé non plus, dit Dekkeret, qui ajouta pour Dinitak : On y va maintenant ?
Mais le mage ne se laissa pas si facilement démonter.
— Vous deux pour cinquante pesants ! Simplement la moitié d’une couronne, le tiers de mon prix habituel, parce que les affaires ne marchent pas beaucoup aujourd’hui. Qu’en dites-vous, mes maîtres ? Cinquante pesants, pour vous deux ? Une bagatelle. Une somme dérisoire. Et je vous esquisserai une carte de la route qui se dessine devant vous.
De nouveau Dekkeret secoua la tête.
Dinitak cependant rit.
— Pourquoi pas ? Voyons ce que nos étoiles nous réservent, Dekkeret !
Et avant que Dekkeret n’ait pu protester davantage, Dinitak sortit de nouveau sa bourse, y prit cinq pièces de cuivre carrées, des pièces de dix pesants, et les mit dans la main du sorcier. Le mage, souriant triomphalement, saisit le poignet de Dinitak dans sa main, scruta ses yeux et commença à murmurer des paroles censées passer pour une formule de divination.
En dépit de ses doutes, Dekkeret se surprit à se demander ce que l’homme allait leur dire. Vu son scepticisme envers tout ce qui se rapportait à la magie et l’aspect général peu reluisant de ce mage de marché, il ne s’attendait pas à entendre une quelconque information utile. Mais le degré d’inexactitude des prédictions de cet homme pourrait être amusant. S’il voyait Dinitak ouvrir un magasin à Alaisor et devenir un riche marchand, disons. Ou entreprendre un voyage vers quelque endroit fabuleux qu’il avait toujours rêvé de voir, comme le Mont du Château.
Cependant, ce qui arriva ensuite fut déconcertant et pas le moins du monde amusant. Au milieu de la récitation murmurée de la formule, le sourire disparut, le mage interrompit brutalement son chant et mit la main sur sa bouche comme s’il allait être malade. Ses yeux exorbités dévisagèrent Dinitak avec une expression d’horreur absolue, de choc et de peur. C’était la façon dont on aurait pu regarder quelqu’un qui viendrait de révéler qu’il était porteur d’une maladie mortelle.
— Voilà, dit l’astrologue.
Sa voix était pleine d’effroi.
— Gardez vos cinquante pesants, mon maître ! je suis incapable de distinguer votre horoscope. Je n’ai d’autre choix que de vous rendre votre argent.
D’une poche de sa robe, il sortit les cinq pièces de Dinitak. Puis, saisissant le poignet de Dinitak, le mage laissa tomber les pièces dans sa paume et s’éloigna en toute hâte, se retournant une ou deux fois pour lui lancer le même regard horrifié avant de se perdre dans la foule.
Le visage bistré de Dinitak était singulièrement pâle et il se mordait fortement la lèvre inférieure. Ses yeux étaient écarquillés de stupeur. Dekkeret ne l’avait jamais vu aussi ébranlé. Dinitak paraissait abasourdi par l’abrupte fin de la consultation.
— Je ne comprends pas, dit-il. Suis-je si effrayant ? Qu’a-t-il vu ?
9
— Thastain, et quelqu’un venu rencontrer le comte Mandralisca, annonça Thastain au garde Ghayrog aux yeux froids qui se tenait devant l’édifice qui était autrefois la procuratie.
Le Ghayrog ne lui accorda qu’un bref regard, pour la forme.
— Entrez, dit-il automatiquement en s’écartant. Après tout ce temps, Thastain avait toujours du mal à accepter le fait que tout ce qu’il avait à faire était de dire son nom, pour être admis dans le fabuleux palais qui avait autrefois été le foyer du Procurateur Dantirya Sambail. Il lui était même assez difficile de croire qu’il vivait réellement dans la cité de Ni-moya. Pour un garçon qui avait grandi dans une insignifiante petite ville de province comme Sennec, une simple visite à Ni-moya était l’ambition de toute une vie. « Voir Ni-moya et mourir », disait le proverbe, dans la partie du pays dont il venait. Se retrouver en plein cœur de la plus grande de toutes les cités, vivant à quelques centaines de mètres du palais et pouvoir entrer et sortir de cette extraordinaire demeure sans être interpellé était fantastique.
— Êtes-vous déjà venu à Ni-moya ? demanda-t-il à l’étranger qu’il accompagnait jusqu’au comte.
— Ceci est ma première visite, répondit l’homme.
Il avait un bizarre accent épais que Thastain était incapable d’identifier : Seussie het mah preumierre vizit. Ses papiers indiquaient comme lieu de résidence Uulisaan. Thastain n’avait aucune idée d’où cela pouvait se situer. Peut-être était-ce dans une région reculée de la côte méridionale, bien au-delà de Piliplok. Thastain savait que les gens de Piliplok parlaient avec un accent étrange, peut-être ceux qui vivaient encore plus bas sur la côte parlaient-ils encore plus étrangement.
Mais il y avait bien peu de détails sur ce visiteur que Thastain ne trouvât pas étranges. Au cours des derniers mois, tout un cortège de personnages curieux était venu voir le comte Mandralisca pour affaires. C’était la fonction de Thastain de les rencontrer à l’hostellerie où la plupart de ces visiteurs étaient logés, de les conduire au quartier général officiel du Mouvement de la Voie Gambinérienne, d’y vérifier leurs titres de convocation, et de les mener au palais pour leur rendez-vous avec le comte. Il s’était habitué à voir toutes sortes de types marginaux passer, un singulier assortiment d’individus qui, de toute évidence, évoluaient dans les sphères les plus mystérieuses et les moins claires de la société. Mandralisca paraissait avoir un fort goût pour les gens de ce genre. Celui-ci, cependant, était peut-être le plus curieux de tous.
Il était très grand et mince, presque fragile d’aspect, vêtu d’une façon particulière, un lourd et grossier surcot noir à l’épais rembourrage de duvet sur une légère tunique de soie vert passé. L’expression de ses yeux était singulière, paraissant tout à la fois arrogante et inquiète. Les yeux eux-mêmes étaient singuliers, presque jaunâtres là où ils auraient dû être blancs, et d’un pourpre sinistre au centre. Singulier aussi son visage, large et pâle, avec de petits traits concentrés au milieu. La façon dont il tenait ses épaules, remontées contre ses oreilles. La façon dont il marchait, comme s’il craignait que sa tête puisse être en danger imminent de se détacher du cou. Même son nom : Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp. Quel genre de nom était-ce là ? Tout dans cet homme était déroutant. Mais ce n’était pas la tâche de Thastain d’émettre un jugement sur les visiteurs de Mandralisca, seulement de les amener jusqu’au bureau du comte.
— C’est une cité admirable, Ni-moya, constata Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp, alors que Thastain le conduisait dans la partie du palais tournée vers l’intérieur.
Ils traversaient une galerie qui reliait une aile à la suivante et comportait une longue fenêtre de quartz clair, offrant une vue stupéfiante sur le cœur de la métropole qui s’élevait de niveau en niveau sur les collines.
— Fort en ai entendu parler. Une des plus belles cités au monde, à mon avis.
Thastain acquiesça.
— La plus belle, à ce que l’on dit. Elle n’a aucune rivale, pas même sur le Mont du Château.
Il se glissa facilement dans sa fonction de guide touristique. Sans qu’il sache pourquoi, cela diminua les tensions que cet étranger troublant avait suscitées en lui.
— Avez-vous eu l’occasion de la visiter ? Voici le musée des Mondes, au sommet de cette colline. La Galerie Gossamer, là-bas à gauche. Vous pouvez tout juste apercevoir le dôme du Grand Bazar d’ici, et le début du Boulevard de Cristal, derrière.