Il avait presque l’impression d’être né là, en montrant de loin, en passant, de telles grandes attractions à ce visiteur. En vérité, Thastain éprouvait toujours autant d’admiration mêlée de crainte devant Ni-moya et ses merveilles que lorsque les Cinq Lords avaient transporté ici leur capitale du désert de Gornevon plusieurs mois plus tôt. Mais en son for intérieur, il aimait faire semblant d’être un véritable enfant de la gigantesque cité, à l’expérience du monde, à l’esprit vif et sophistiqué.
Lorsqu’ils arrivèrent au bout de la galerie de quartz, Thastain tourna à gauche et se dirigea vers le passage couvert qui les emmènerait vers le côté fluvial du palais, qui était le secteur réservé à Mandralisca dans le bâtiment.
— Nous allons de ce côté, dit-il, alors que le visiteur commençait à s’égarer vers les quartiers privés du Lord Gaviral.
Officiellement, la procuratie était désormais la résidence du Lord Gaviral, mais Mandralisca avait pris la moitié de l’aile sud, celle avec les plus belles vues sur le fleuve, pour son propre usage. Il y avait eu une époque où les Cinq Lords traitaient Mandralisca plus ou moins de la façon dont ils traitaient leurs domestiques, mais cette époque était révolue à présent. Il semblait à Thastain que ces jours-ci, Mandralisca donnait les ordres et que les Cinq Lords faisaient à peu près ce qu’il disait.
Un autre garde était en faction au bout du passage : il s’agissait d’un Skandar, nul autre que l’ancienne Némésis de Thastain, Sudvik Gorn, qui lui avait tellement empoisonné la vie longtemps auparavant, lorsqu’ils étaient allés dans le Nord brûler le donjon du seigneur Vorthinar. Thastain ne lui accordait que le plus vague des regards, à présent. Le cours du temps avait fait de Thastain l’un des membres du cercle intérieur des assistants du comte Mandralisca, alors que Sudvik Gorn n’était rien d’autre qu’un garde de couloir.
— Un visiteur pour le comte, dit Thastain au Skandar. Et il ajouta de nouveau à l’attention de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp : Nous allons de ce côté.
Il montra une rampe en colimaçon menant à une succession étourdissante d’escaliers en coude qui montaient toujours plus haut.
Au début, Thastain avait craint de ne jamais parvenir à s’orienter à l’intérieur de la procuratie. Mais, aussi gigantesque soit-elle, il en avait pris la mesure à présent.
La première fois qu’il l’avait vue depuis le fleuve, elle lui avait paru aussi immense qu’il imaginait que devait l’être le château du Coronal, mais il savait désormais que la majeure partie de la hauteur du palais venait du brillant socle blanc qui l’élevait bien au-dessus du niveau de la berge du fleuve. La succession de galeries et d’escaliers externes que l’on voyait d’en dessous lui donnait l’apparence d’un énorme labyrinthe, mais c’était trompeur. L’édifice lui-même, un enchaînement complexe de pavillons, balcons et vérandas imbriqués les uns dans les autres, était assurément vaste, mais son plan intérieur était d’une logique frappante, et Thastain avait rapidement maîtrisé les itinéraires qui en traversaient l’intérieur.
Mandralisca avait choisi comme bureau la magnifique salle où le Procurateur Dantirya Sambail avait vécu en grand seigneur, à l’époque où il régnait avec une magnificence quasi royale sur le continent de Zimroel. Dantirya Sambail était mort depuis plus de vingt ans à présent, plus longtemps que n’avait vécu Thastain, mais la présence de cet homme plus grand que nature semblait subsister dans cette salle immense. La splendeur de son sol étincelant, une plaque polie de marbre rose incrusté d’obliques tourbillons entrecroisés en pierre d’un noir de jais éblouissant, le croissant brillant du gigantesque bureau incurvé de jade écarlate, le blanc éclatant des tentures en somptueuse et épaisse fourrure de steetmoy, tout témoignait avec éloquence du célèbre goût du Procurateur pour le luxe.
Du côté du fleuve, le mur de la salle était entièrement constitué d’une unique et immense bulle de quartz de la plus belle qualité, aussi limpide que l’air. À travers celle-ci, on avait une vue sur le gigantesque méandre majestueux du fleuve Zimr, qui en cet endroit était si large que l’on pouvait à peine voir les verts faubourgs de la rive opposée. Une kyrielle d’énormes bateaux aux couleurs vives chargés de passagers et de marchandises voguaient paisiblement le long du chenal principal du fleuve. En contrebas de la fenêtre, une longue rangée de bâtiments bas aux brillants toits de tuiles et aux murs ornés de mosaïques fleuries bordait le quai sur une distance considérable, scintillant sous le soleil de la mi-journée : d’humbles bureaux des douanes, voilà ce qu’ils étaient, dont Dantirya Sambail avait fait refaire la décoration en dépensant de nombreux milliers de royaux, afin qu’ils soient plus plaisants à son œil lorsqu’il les regardait d’en haut.
Le comte Mandralisca se trouvait derrière son bureau lorsque Thastain entra. Le petit casque de brillante dentelle métallique qu’il gardait toujours près de lui se trouvait à son coude. Ses deux autres fidèles compagnons se tenaient à côté de lui : à sa gauche, triant une pile de documents, le petit aide de camp aux jambes arquées, Jacomin Halefice, et à droite l’homme de Suvrael au regard fuyant, Khaymak Barjazid, celui qui concevait et fabriquait les casques contrôlant les pensées pour Mandralisca.
Nous trois, pensa Thastain, sommes les seules personnes au monde à qui le comte Mandralisca fasse confiance, pour autant qu’il fit confiance à quelqu’un.
— Eh bien, dit Mandralisca, avec la fausse jovialité qu’il aimait souvent affecter. Voici le duc Thastain. Et qui nous avez-vous amené cette fois-ci, mon bon duc ?
Au cours des premières semaines de Thastain au service du comte Mandralisca, alors qu’il n’était rien d’autre qu’un naïf garçon de province, le comte, avec cette énigmatique malice qui le caractérisait et pouvait parfois paraître si menaçante, lui avait arbitrairement conféré un titre honorifique de noblesse : comte de Sennec et Horvenar. Et par la suite, il s’adressa souvent à Thastain en utilisant le titre de « comte Thastain ». C’était sans signification, juste un exemple de plus du sens de l’humour railleur et sardonique de Mandralisca. Thastain était trop avisé pour s’en offenser. C’était simplement le style de Mandralisca, froid et souvent cruel, toujours fantasque. Thastain avait rapidement compris que, pour le comte, la froideur, la cruauté et ce côté fantasque étaient purement des manières utiles d’entretenir sa puissance et son autorité. Il ne pouvait en aucune façon obliger les gens à l’aimer, mais engendrer la peur par l’imprévisibilité pouvait être tout aussi efficace.
Récemment, cependant, Mandralisca avait pris l’habitude d’appeler Thastain « duc », à la place. Une nouvelle fantaisie, se demandait Thastain, ou bien était-ce autre chose ? Peut-être était-ce le signe qu’il progressait dans l’estime de Mandralisca. Ou peut-être était-ce tout simplement l’indication que Mandralisca se souvenait seulement s’être amusé un jour, il y avait bien longtemps, à octroyer au garçon de Sennec un titre de pure invention, mais avait oublié de quel titre il s’agissait.
Plus probablement cette dernière possibilité, décida Thastain : bien qu’il ait des raisons de se considérer comme l’un des préférés de Mandralisca, il savait qu’il était idiot de croire qu’il avait davantage d’intérêt pour le comte que ses bottes en cuir ou les couverts qu’il utilisait pour dîner. Thastain comprenait à présent parfaitement qu’il n’était là que pour servir à Mandralisca. La seule personne dont l’existence avait la moindre importance continue dans l’esprit de Mandralisca était Mandralisca lui-même.