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— Voici Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp, déclara Thastain, trébuchant sur ce nom difficile, bien qu’il ait fait de son mieux pour prolonger et rouler les voyelles doubles comme le visiteur l’avait fait. D’Uulisaan.

— Ah ! D’Uulisaan, répéta Mandralisca en savourant le mot avec un réel plaisir.

Il sembla s’enfoncer dans une humeur de contemplation méditative pendant quelques instants. Puis s’adressant à Thastain :

— Par hasard, sauriez-vous où se trouve Uulisaan, cher duc ?

Le visage de Thastain resta sans expression. Cette histoire de duc commençait à l’agacer.

— Absolument pas, Votre Excellence. Mandralisca lança un regard vers Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp, qui était resté sur le seuil de la porte en voûte, debout, appuyé contre le mur dans cette curieuse position incommode, le corps raide.

— C’est à Piurifayne, n’est-ce pas, mon ami ? La partie sud-ouest de la province, du côté des Gonghars ?

— C’est exact, milord Mandralisca, répondit Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp.

Piurifayne ?

Le nom transperça l’esprit de Thastain comme une épée brûlante. Piurifayne était la province des Métamorphes, des Changeformes, la race qui avait dominé la planète avant que n’arrivent les premiers colons humains. Piurifayne, oui. Personne ne s’y rendait jamais ; mais tout le monde la connaissait, cette forêt tropicale sauvage du cœur de Zimroel, située entre les montagnes de l’intérieur et la rapide rivière Steiche, où les Changeformes avaient été obligés de vivre au cours des sept mille dernières années. Lord Stiamot avait ordonné qu’ils y soient parqués après les avoir totalement vaincus dans la Guerre contre les Changeformes ; et ils y étaient restés, énigmatiques et distants, vivant complètement à l’écart des autres races qui étaient venues coloniser la planète qui était autrefois la leur, et généralement craints par elles.

Comment cet homme pouvait-il être originaire de Piurifayne ? Personne d’autre que les Changeformes ne vivait à Piurifayne. Et les Changeformes avaient l’interdiction par l’ancienne loi de la quitter, même s’il était de notoriété publique qu’ils le faisaient de temps à autre, déguisés en humains ou parfois en Ghayrogs, pour se déplacer subrepticement lors de courses mystérieuses à travers les cités du monde colonisé.

Donc cela ne pouvait que signifier…

— Maintenant, comprenez-vous, mon bon duc ? dit Mandralisca en accordant à Thastain son sourire le plus glacial.

— Peut-être serait-il plus confortable pour vous de prendre une autre forme, mon ami…, ajouta-t-il à l’intention de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp.

— S’il était sûr de le faire ici… dit le Métamorphe en jetant de rapides regards vers Thastain, Jacomin Halefice et Khaymak Barjazid.

— Ce sont mes collègues, déclara Mandralisca avec grandiloquence. N’ayez aucune crainte.

Et sur cette assurance, Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp se mit immédiatement à changer de forme, abandonnant son apparence humaine.

C’était un phénomène que Thastain n’avait jamais vu. Il n’avait même jamais rêvé qu’il le verrait. Comme presque toutes les personnes qu’il connaissait, il regardait les Changeformes avec horreur et une sorte d’effroi : des créatures terrifiantes, archaïques, insondables, inconnaissables, tapies là-bas dans leurs jungles, pleines d’un ressentiment pernicieux envers le peuple qui les avait déplacées sur leur propre planète, complotant qui savait quelle revanche ultime de cette déportation. L’idée de se trouver réellement dans la même pièce que l’un d’eux lui donnait la chair de poule.

Mais il observa avec stupéfaction, incapable de détourner les yeux, tandis que le Métamorphe se tordait et tressaillait dans ses vêtements étranges et mal ajustés comme une créature se préparant à muer, que les traits de son curieux visage semblaient se ramollir, devenir flous et indistincts, en fait ils devenaient liquides, et que ses épaules commençaient une danse singulière, se contractant et se déformant comme si elles essayaient de se positionner à angle droit avec sa colonne vertébrale.

Quelques instants de plus et la transformation était terminée. L’homme que Thastain avait amené dans cette pièce avait disparu, et à sa place se tenait un être différent, d’aspect fragile, allongé et anguleux, avec une peau cireuse, légèrement verdâtre, des yeux en amande qui n’avaient pas de paupières, des pommettes saillantes, des lèvres pareilles à une fente et un nez minuscule, presque invisible.

Un Métamorphe. Un Changeforme.

Thastain avait encore du mal à le croire : une créature venue de l’interdite Piurifayne, debout à moins de quatre mètres de lui. Là, dans le bureau du comte Mandralisca, sur invitation formelle du comte lui-même.

Le seigneur Vorthinar, là-haut dans le Nord, avait été allié aux Changeformes, Thastain y en avait vu un lui-même, patrouillant devant le donjon, la première et unique fois avant celle-ci. Mais c’était l’une des raisons, pensait-il, pour lesquelles les Cinq Lords avaient jugé souhaitable de briser la puissance du seigneur Vorthinar. On ne frayait pas avec les Métamorphes. C’était comme de s’allier avec des démons. Mais à présent, Mandralisca lui-même… un Changeforme ici même dans la procuratie…

Thastain tourna son regard vers Jacomin Halefice, puis vers Khaymak Barjazid. Mais ils ne trahissaient aucun signe de surprise ou de désarroi. Soit ils maîtrisaient l’art de dissimuler de tels sentiments en présence du comte, soit ils étaient déjà au courant de l’identité du mystérieux visiteur.

Mandralisca tint le casque de Barjazid dans ses mains en coupe, de la façon dont on pourrait tenir un petit tas de pièces, et les tendit devant lui.

— Voici notre petite arme, dit-il au Métamorphe, l’appareil avec lequel nous libérerons notre continent de la poigne de nos maîtres d’Alhanroel. Nos expériences ont été très fructueuses jusqu’ici.

Il fit un signe de tête vers Khaymak Barjazid.

— C’est grâce à cet homme que nous disposons de celui-ci.

— Et avec ce petit appareil, dit Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp, il est possible d’atteindre n’importe quel esprit au monde, dites-vous ?

L’accent épais et déformé avait disparu, à présent que le Métamorphe avait repris sa propre forme. Sa voix était devenue douce comme de la soie.

— Et de prendre le contrôle de cet esprit ?

— Il semble bien.

— L’esprit du Coronal ? Celui du Pontife ?

Le Métamorphe s’interrompit.

— Ou celui de la Danipiur, disons ?

— Il m’a paru somme toute trop dangereux, trop provocateur, d’interférer avec les esprits du Coronal ou du Pontife, répondit calmement Mandralisca. Je vous assure que je pourrais le faire si je le décidais ; mais je n’en ai pas décidé ainsi. Je vous dirai cependant que j’ai réussi à atteindre l’esprit de certains membres de la famille du Pontife : son frère, sa mère, son épouse, son enfant. Pour lui faire connaître nos moyens, pour ainsi dire… Vous comprenez que ceci est on ne peut plus strictement confidentiel, à ne partager avec personne d’autre que la Danipiur elle-même. Quant à la Danipiur… non, non, bien sûr, je n’essaierais jamais de toucher à l’esprit de la grande reine dont vous êtes l’ambassadeur.

— Mais vous le pourriez si vous le vouliez ?

— Je le pourrais très certainement. Mais dans quel but ? Cette initiative ne ferait qu’offenser et inspirer de la répulsion. Les Piurivars sont nos amis. Comme vous le savez, nous vous considérons comme des alliés dans notre grande lutte.

Thastain fut aussi abasourdi par cette déclaration tranquille qu’il l’avait été à la première révélation de l’identité du Changeforme. Alliés ? Était-ce là ce que Mandralisca avait en tête ? Les humains et les Métamorphes combattant côte à côte les forces du Pontife et du Coronal ?