Forcément, pensa Thastain. Pour quelle autre raison cette créature serait-elle là ? Et pour quelle autre raison Mandralisca parlerait-il avec autant de respect de la reine des Changeformes, ou désignerait-il si poliment les Changeformes par le nom qu’ils se donnaient ?
— Aimeriez-vous voir une petite démonstration de notre casque ? demanda aimablement Mandralisca.
Il fit osciller l’appareil en direction de Thastain.
— Tenez, duc Thastain. Et si vous glissiez ceci sur votre tête et montriez à notre ami comment il fonctionne.
— Moi ?
— Pourquoi pas ? Vous êtes un garçon à l’esprit vif. Vous comprendrez en un rien de temps. Tenez. Tenez.
Thastain était atterré. Il n’avait même jamais touché le casque. Pour autant qu’il sache, personne d’autre que Mandralisca, et, supposait-il, Khaymak Barjazid, n’avait la permission de s’en approcher. L’utiliser nécessitait un entraînement particulier, et on disait par ailleurs que c’était difficile et épuisant, et que son maniement était très risqué pour une personne inexpérimentée. Il leva les deux mains, paumes en avant, et dit d’un air hébété.
— Je vous supplie de m’en dispenser, Votre Grâce. Je n’ai aucune compétence pour ce genre de chose.
Mais Mandralisca insista. Une fois de plus, il tendit la main tenant le casque vers Thastain. Il y avait dans ses yeux une froide détermination que Thastain n’avait que trop souvent vue auparavant, mais jamais dirigée contre lui.
— Tenez, mon petit duc, répéta Mandralisca. Tenez.
Mettre le casque équivaudrait à un suicide. Était-ce le résultat que voulait obtenir le comte ? Ou était-ce simplement un autre de ces petits jeux fantasques auxquels il semblait prendre tant de plaisir à jouer ?
Thastain s’interrogeait toujours sur la façon de négocier la situation lorsque Khaymak Barjazid se pencha vers Mandralisca et lui parla à voix basse, presque un murmure.
— Si je peux faire une remarque, Votre Grâce, permettez-moi de souligner qu’un utilisateur non familier des fonctions du casque pourrait l’endommager s’il ne l’utilise pas correctement.
Cette information parut surprendre le comte.
— Ah bon, vraiment ? Eh bien, dans ce cas, nous ne voudrions pas abîmer notre casque, n’est-ce pas ?
Il caressa le petit appareil avec tendresse et affection comme à son habitude.
— Peut-être passerons-nous la démonstration. Je ne suis pas d’humeur à travailler avec le casque moi-même pour l’instant. À moins que vous, Barjazid… non, n’y pensez plus. Pas de démonstration. Je satisferai votre curiosité à propos du casque une autre fois. Ce pour quoi j’ai demandé à discuter avec vous aujourd’hui est la nature exacte de l’alliance que j’ai proposée à la Danipiur, ajouta-t-il à l’attention du Métamorphe.
— Elle est impatiente d’entendre votre proposition dit Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp.
Thastain écouta avec une stupeur frisant l’incrédulité tandis que Mandralisca exposait rapidement son plan pour instaurer l’indépendance du continent de Zimroel. Il comptait faire très prochainement une proclamation au nom du Lord Gaviral, dit-il, dissolvant les anciens liens qui liaient Zimroel au continent oriental dominant. Dans le même temps, une nouvelle constitution serait promulguée selon laquelle Zimroel deviendrait une entité séparée avec Ni-moya comme capitale et les héritiers du Procurateur Dantirya Sambail comme monarques. Le Lord Gaviral prendrait le titre de Pontife de Zimroel, et l’un de ses frères, encore à choisir, serait désigné Coronal de Zimroel. Le continent de Suvrael, ajouta Mandralisca, proclamerait sa propre indépendance en même temps, et instituerait un gouvernement séparé dont Khaymak Barjazid serait le premier roi.
— C’était, dit Mandralisca, le grand espoir du Lord Gaviral que les nouveaux gouvernements de Zimroel et Suvrael soient rapidement reconnus par les souverains d’Alhanroel, et que les relations pacifiques entre les trois continents continuent telles qu’elles étaient depuis des temps immémoriaux. Mais le Lord Gaviral n’était pas naïf au point de croire que des hommes tels que Prestimion et lord Dekkeret salueraient la sécession par une réaction aussi bienveillante. Au contraire, poursuivit Mandralisca, il était beaucoup plus probable que le gouvernement d’Alhanroel lancerait une invasion militaire de Zimroel pour tenter de restaurer sa suprématie par la force.
— Ce serait voué à l’échec, dit sans hésiter Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp. Les distances de la ligne d’approvisionnement sont trop grandes. Cette tentative coûterait jusqu’à la dernière couronne du trésor impérial pour couvrir les frais d’envoi d’une armée assez grande pour accomplir cette tâche.
— Précisément, dit Mandralisca. Et même s’ils essayaient néanmoins, cette armée se trouverait confrontée à l’opposition enflammée des milliards de citoyens patriotiques de Zimroel. Qui sont loyaux à la famille du Procurateur Dantirya Sambail et immuablement hostiles à l’exploitation autoritaire du Pontife. Les armées de Prestimion devraient combattre pour chaque pouce de terrain, dès le moment de leur débarquement sur nos côtes.
— Ah ! fit le Métamorphe d’un ton pensif. Ainsi la traditionnelle allégeance du peuple de Zimroel au gouvernement Pontifical disparaîtrait du jour au lendemain, alors. Vous en êtes certain, comte Mandralisca ?
— Totalement.
— Peut-être avez-vous raison.
Le ton du Métamorphe indiqua que les questions de loyautés du peuple de Zimroel étaient un sujet de complète indifférence pour lui.
— Mais, je dois vous le demander, en quoi cette histoire conceme-t-elle la Danipiur et ses sujets ?
— En ceci, répondit Mandralisca.
Il se pencha avec une vive attention et joignit les mains.
— Quel est, ici, l’endroit où débarquer le plus probable pour une force d’invasion venant d’Alhanroel ? Piliplok, bien entendu : le principal port de notre côte orientale. C’est la porte de tout Zimroel, comme tout le monde en est conscient. Par conséquent, Prestimion et Dekkeret s’attendront à ce que nous la fortifiions contre toute attaque. Et pour la même raison, ils ne choisiront pas d’accoster à Piliplok.
— Il n’y a aucun autre endroit où une armée puisse toucher terre, dit le Métamorphe.
— Il y a Gihorna.
Une inflexion que Thastain interpréta comme de la surprise se fit dans la voix de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp.
— Gihorna ? Il n’y a de port de première catégorie nulle part tout le long de la côte de Gihorna.
— Mais il y en a de troisième classe, dit Mandralisca. Prestimion n’a jamais été du genre à suivre la voie la plus simple, ou celle que l’on aurait attendue. Je pense qu’ils débarqueront en cinq ou six endroits de Gihorna en même temps, et se mettront en marche vers Ni-moya. Ils auront deux itinéraires possibles. L’un remonte le long de la côte, passe par Piliplok, puis de là suit le Zimr jusqu’à la capitale. Mais il les amènera en présence des armées dont ils doivent savoir qu’elles les attendront, précisément pour empêcher un tel débarquement à Piliplok. Le seul autre itinéraire, comme vous l’avez sûrement déjà compris, emprunte la Steiche et la vallée alentour. Ce qui les conduirait près des frontières de la province de Piurifayne.
Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp reçut cette déclaration avec la même manifestation d’indifférence qu’auparavant. Les yeux bridés laissèrent transparaître une expression qui aurait presque pu être de l’ennui.