— Je vous le demande à nouveau, quelle importance cela a-t-il pour nous ? dit le Changeforme. Même Prestimion n’oserait pas traverser Piurifayne dans le but de faire la guerre contre Ni-moya.
— Qui sait ce que Prestimion ferait ou pas ? Mais voilà ce que je sais : toute incursion dans les jungles de Piurifayne, entreprise pour le moins difficile pour une armée aussi bien équipée soit-elle, serait cinquante fois plus pénible si les Piurivars devaient se lancer dans une campagne de guérilla pour garder les forces impériales loin de leurs villages. De fait, une ligne de guerriers Piurivars positionnés tout le long de la Steiche réussirait très vraisemblablement à empêcher l’armée impériale de pénétrer à Piurifayne. Alors, mon ami ? Qu’en pensez-vous ?
Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp répondit par un silence si long et si profond que Thastain, qui écoutait la conversation avec une incrédulité croissante, le sentit résonner dans ses oreilles. Mandralisca était-il sérieux ? Le comte était-il réellement en train de dire à l’ambassadeur de la Danipiur qu’il voulait que les Métamorphes entrent en guerre au service des Cinq Lords contre le gouvernement d’Alhanroel ? La tête de Thastain lui tournait. Tout ceci ressemblait à un rêve très étrange.
Puis enfin, le Changeforme parla calmement.
— Si Prestimion ou Dekkeret devaient envoyer une armée traverser notre province, nous aurions alors tout lieu de nous en préoccuper, bien sûr. Mais je vous le répète encore, je pense qu’ils ne feront rien de tel. Et fortifier notre frontière le long de la Steiche dans le but de les empêcher de la traverser constituerait un acte de guerre contre le gouvernement impérial, qui aurait des conséquences graves pour mon peuple. Pourquoi devrions-nous nous y exposer ? Quel intérêt avons-nous à prendre parti dans une lutte entre le Pontife d’Alhanroel et le Pontife de Zimroel ? Ils sont pareillement détestables pour nous. Qu’ils se battent tout leur content. Nous continuerons à vivre nos vies à Piurifayne, que votre lord Stiamot a eu la bonté de nous accorder comme petit sanctuaire il y a longtemps.
— Piurifayne se trouve en Zimroel, mon ami. Un gouvernement indépendant à Zimroel, reconnaissant de l’assistance Piurivar pendant la guerre de libération, pourrait prouver sa gratitude de façon intéressante.
— Telle que ?
— La citoyenneté à part entière pour votre peuple ? Le droit de circuler librement partout où il vous plairait, d’avoir des propriétés en dehors de Piurifayne, de vous lancer dans toutes sortes de commerces ? La fin de toute forme de discrimination envers votre race, voilà ce que j’offre. Une égalité totale sur tout le continent. Êtes-vous intéressé, Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp ? Cela vaudrait-il la peine de disposer des troupes le long de la Steiche ?
— Ce serait le cas si nous pouvions nous fier à votre promesse, comte Mandralisca. Mais le pouvons-nous ? Ah, le pouvons-nous, comte Mandralisca ?
— Je vous en ferai le serment, déclara pieusement Mandralisca. Et ainsi que mes bons amis ici présents en témoigneront, mon serment est un engagement sacré. N’en est-ce pas ainsi, Jacomin ? Khaymak ? Duc Thastain, je vous demande de parler en mon nom. Je suis un homme d’honneur. N’est-ce pas, mes amis ?
10
À Kesmakuran, une petite cité élégante de quelque cinq cent mille âmes, à huit cents kilomètres plus à l’intérieur dans l’Ouest, avec rangées après rangées de maisons basses aux toits carrés construites principalement en belle pierre doré rosâtre, Dekkeret s’arrêta pour aller se recueillir devant le tombeau de Dvorn, le premier Pontife. Se rendre sur le lieu de sa sépulture était l’idée de Zeldor Luudwid.
— Dvorn est très vénéré dans ces régions, dit le chambellan. Il pourrait bien être considéré comme sacrilège, ou tout au moins une insulte sérieuse, que le Coronal vienne par ici sans aller déposer une gerbe sur sa tombe.
— Le tombeau de Dvorn, répéta Dekkeret émerveillé. Est-ce réellement possible ? J’ai toujours pensé que Dvorn était un personnage entièrement mythique.
— Il a bien fallu que quelqu’un soit le premier Pontife, remarqua Fulkari.
— Je te l’accorde. Il aurait même pu s’appeler Dvorn, j’imagine. Cela ne signifie toujours pas que tout ce que nous savons de lui a le moindre fond de vérité, cependant. Pas au bout de treize mille ans. Nous parlons d’une personne qui a vécu presque aussi longtemps avant l’époque de lord Stiamot que Stiamot est éloigné de nous.
Mais Zeldor Luudwid était persuasif à sa façon tranquille et effacée, et Dekkeret était trop avisé pour ignorer ses conseils. En sa qualité de premier rapporteur de l’administration de lord Prestimion, il était mieux versé dans les menus détails du royaume que nul autre dans l’entourage du nouveau Coronal.
Et, selon Zeldor Luudwid, le Pontife Dvorn était pratiquement adoré comme un dieu dans cette région, l’endroit présumé de sa naissance. Le culte de Dvorn avait des adeptes dans un rayon de mille cinq cents kilomètres. C’était précisément là, à Kesmakuran, prétendait-on, que Dvorn avait lancé son insurrection contre le nébuleux gouvernement pré-pontifical, quel qu’il ait été, qui existait au début de l’occupation de Majipoor par les colons humains ; et il avait été enterré là après un règne remarquable de presque cent ans. Des pèlerins venaient en permanence sur son tombeau, l’informa Zeldor Luudwid, et s’agenouillaient devant les vases sacrés où étaient conservés quelques-uns de ses cheveux et même une de ses dents, et suppliaient le grand Pontife d’intercéder auprès du Divin afin de préserver le bien-être et la sécurité des citoyens de Majipoor.
Dekkeret n’en avait jamais entendu parler auparavant. Mais il était impossible pour un Coronal de se familiariser avec la multitude de cultes qui avaient surgi depuis que Prankipin avait commencé sa politique d’encouragement des superstitions de toute nature.
Ce que Dekkeret connaissait en revanche c’étaient les histoires légendaires : comment en une époque troublée, cinq ou six cents ans après l’arrivée des premiers colons humains sur Majipoor, un dirigeant provincial du nom de Dvorn avait rassemblé une armée quelque part dans l’Ouest et traversé province après province, prêchant pour une unité et une stabilité planétaire, et obtenant l’allégeance de tous ceux qui s’étaient inquiétés des conflits entre un district et un autre, jusqu’à ce qu’il se soit rendu maître de tout le continent d’Alhanroel. Il avait pris le titre de Pontife, utilisant un mot qui signifiait « bâtisseur de pont » dans l’une des langues de l’Ancienne Terre, et avait choisi Barhold, un jeune officier de l’armée, pour gouverner le monde en association avec lui, avec le titre de Coronal lord. C’était Dvorn qui avait décrété qu’à la mort du Pontife, le Coronal lord lui succéderait à cette fonction et désignerait un nouveau Coronal pour prendre sa place. Ainsi, il veillait à ce que la monarchie ne devienne jamais héréditaire : chaque Pontife choisirait le membre le plus qualifié de son entourage comme successeur, s’assurant que le monde resterait entre des mains compétentes, de génération en génération.
Tout ceci était raconté dans le troisième chant de l’immense poème épique qui était le cauchemar de tous les écoliers, Le Livre des Changements, d’Aithin Furvain. Mais il était clair que Dvorn n’était qu’un nom, même pour Furvain. Nulle part dans le troisième chant, ni ailleurs, le poète ne faisait la moindre tentative pour le décrire en tant qu’individu. Il ne fournissait aucun indice sur ce à quoi pouvait avoir ressemblé Dvorn, il ne rapportait aucune anecdote qui donnât un aperçu du caractère de Dvorn. Dvorn n’existait dans le poème qu’à travers sa fonction de fondateur du gouvernement et législateur originel.