En ce qui concernait Dekkeret, Dvorn était purement mythique, un héros culturel traditionnel, une figure emblématique que quelqu’un avait inventée pour expliquer les origines du système Pontifical. Dekkeret soupçonnait que les historiens médiévaux, ressentant le besoin d’attacher un nom à un guerrier, par ailleurs inconnu, qui avait permis d’instaurer ce système, et dont la vie, les actes et même l’identité s’étaient depuis longtemps perdus dans les brumes du fond des âges, avaient décidé de l’appeler Dvorn.
Comme Fulkari l’avait évoqué, il avait bien fallu que quelqu’un soit le premier Pontife. Alors, appelons-le Dvorn. Il ne serait jamais venu à l’esprit de Dekkeret qu’il puisse exister un véritable tombeau de Dvorn en quelque endroit reculé du centre-ouest d’Alhanroel, pourvu de véritables reliques du corps du premier Pontife (plusieurs de ses dents, disait-on, une ou deux phalanges, et aussi – au bout de treize mille ans ! – quelques-uns de ses cheveux), ou qu’il soit vénéré comme une sorte de dieu par les gens de la région.
Et pourtant, le Coronal lord Dekkeret se trouvait là, à Kesmakuran, debout devant l’authentique tombeau du Pontife Dvorn, se préparant à se présenter devant la statue de l’ancien monarque, et à demander humblement la bénédiction de Dvorn sur son règne.
Il se sentait incroyablement stupide. Prestimion ne l’avait jamais prévenu qu’être Coronal pourrait impliquer de voyager dans le pays et de s’agenouiller devant des idoles de province, des arbres oracles sacrés et toutes sortes d’autres idioties invraisemblables, demandant la miséricorde à des choses inanimées. Il en voulait à Zeldor Luudwid de l’avoir entraîné dans cette comédie. Mais il n’était plus temps de se dérober : il était de son devoir, en sa qualité de Coronal, supposait-il, de participer aux croyances et observances de son peuple, chaque fois qu’il décidait de quitter la tranquillité du Mont du Château et de se montrer parmi eux ; peu importait à quel point ces croyances et observances pouvaient être ineptes.
Le tombeau était une caverne artificielle qui avait été creusée, personne ne semblait savoir combien de temps auparavant, dans le flanc d’une montagne de basalte noir de belle taille, juste en dehors de la ville. Deux étranges structures de bois qui ressemblaient beaucoup à des cages étaient fixées au mur de la grotte de chaque côté de l’entrée du tombeau, haut au-dessus du sol et uniquement accessibles par une étroite échelle de barreaux de bois reliés par des cordes. Chaque cage contenait une roue de bois installée à la verticale, semblable à la roue hydraulique qu’utiliserait un meunier.
Deux jeunes femmes, ne portant rien d’autre qu’un pagne, escaladaient en permanence les aubes de ces roues, les faisant tourner sans cesse. Leurs corps minces et nus luisaient de transpiration, mais elles marchaient inlassablement, maintenant une allure cadencée, comme si elles étaient de simples rouages de la machinerie qui les entourait. Leurs visages arboraient l’expression figée des somnambules ; leurs yeux regardaient très loin, dans d’autres univers.
Deux autres femmes habillées tout aussi sommairement se tenaient en dessous, près des échelles de cordes, surveillant attentivement le couple peinant sur les roues. Dekkeret avait appris plus tôt qu’un corps de femmes consacrées, au nombre de huit au total, travaillait jour et nuit pour garder ces roues perpétuellement en mouvement. Chacune des opératrices de la roue marchait pendant une période longue de plusieurs heures, sans jamais s’arrêter pour manger ni même boire une gorgée d’eau. Les deux au pied des échelles étaient les femmes de l’équipe suivante, attendant là, prêtes à prendre leur service en avance, au cas où l’une des femmes dans les cages se fatiguerait et chancellerait ne serait-ce qu’un instant.
Dekkeret comprit que servir sur ces roues était une distinction des plus honorifiques à Kesmakuran. Chaque jeune femme de la cité aspirait à être l’une de celles qui seraient désignées pour une durée d’un an à l’intérieur des cages de bois. Le rite, l’avait-il appris, était une prière ininterrompue au Pontife Dvorn, l’implorant de maintenir une tranquillité permanente dans l’État qu’il avait créé. Même la plus courte interruption dans leur ascension incessante, la plus légère altération du rythme de leurs pas, pourrait mettre en danger la survie du monde.
Dekkeret ne put cependant trop s’attarder à observer leur remarquable performance. Le moment était venu pour lui d’entrer dans le tombeau. Les six Gardiens du Tombeau – ils ne se donnaient pas le nom de prêtres – se tenaient à ses côtés, trois à sa droite, trois à sa gauche. Les gardiens étaient des hommes de grande taille, presque aussi grands que Dekkeret lui-même, qui portaient des robes noires avec une bordure écarlate, les couleurs du Pontife. Ils étaient apparemment frères, leur âge allant de cinquante à soixante ans, se ressemblant si fortement que Dekkeret avait du mal à se souvenir qui était qui. Il était capable de distinguer le Gardien Principal des autres, uniquement parce que celui-ci portait la gerbe tressée et très ornée que Dekkeret allait placer devant la statue de Dvorn.
Il avait lui-même revêtu sa robe de fonction pour l’occasion, et il portait le petit diadème doré qui lui tenait lieu de couronne à la constellation à la place de la version complète lors de ce voyage. Fulkari et Dinitak ne l’accompagneraient pas à l’intérieur ; il leur jeta à chacun un regard alors qu’il s’apprêtait à entrer, et leur fut à tous deux reconnaissant de garder une expression figée du plus grand sérieux. Un espiègle petit clin d’œil de Fulkari, ou une rapide grimace de scepticisme de Dinitak aurait immédiatement brisé l’allure hautement solennelle que Dekkeret s’efforçait si difficilement de garder.
Il pénétra dans le tombeau par une entrée rectangulaire imposante de quelque six mètres de haut et au moins neuf de large. Un épais tapis de pétales rouges au doux parfum avait été étalé sur le sol. Des dizaines de flotteurs lumineux dérivant au-dessus des têtes fournissaient une douce lumière verdâtre qui illuminait les reliefs picturaux détaillés qui avaient été sculptés dans les murs, du sol au plafond. Des scènes de la vie de Dvorn, devina Dekkeret : des représentations des triomphes militaires du grand monarque, de son couronnement comme Pontife, de l’élévation de Barhold au rang de Coronal. Ils semblaient très bien faits et Dekkeret aurait souhaité pouvoir les examiner de plus près. Mais les six Gardiens marchaient d’un pas ferme et soutenu à côté de lui, leurs visages tournés avec raideur vers l’avant, et il lui parut mieux valoir d’en faire autant, ainsi, tout ce qu’il vit de ces reliefs fut ce qu’il put en apercevoir du coin de l’œil.
Puis Dvorn lui-même, dans toute sa grandeur et sa magnificence royale, se dressa devant lui, silhouette colossale de marbre patiné couleur crème, enchâssée dans une grande niche au fond de la caverne.
La représentation assise du Pontife faisait trois mètres de haut, voire plus, une noble statue dont la main gauche reposait sur son genou, et la main droite était levée et tendue vers l’entrée de la grotte. L’expression du visage sculpté de Dvorn était d’une sublime placidité et bienveillance : pas seulement un visage royal mais tout simplement divin, les traits sereins et souriants parfaitement composés, calmes, rassurants, réconfortants.
C’était, songea Dekkeret, une sculpture absolument magistrale. Il était surpris qu’un tel chef-d’œuvre soit si peu connu en dehors de sa propre région.
C’était ainsi que l’on aurait pu représenter le visage du Divin, se dit-il, à condition qu’un artiste ait décidé de considérer le Divin comme un être humain, plutôt que comme l’esprit abstrait et éternellement inconnaissable de la création. Mais personne n’avait jamais tenté de dépeindre le Divin sous une apparence si concrète. Une telle chose était-elle ce que l’auteur inconnu de cette magnifique œuvre avait à l’esprit : montrer Dvorn comme une véritable divinité ? Il y avait assurément là quelque chose de presque sacrilège dans la sérénité quasi divine dont le sculpteur avait doté le visage du Pontife Dvorn.