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À droite et à gauche de l’immense statue se trouvaient deux niches plus petites, situées haut dans le mur de la caverne, qui contenaient de larges coupes d’agate polie brillant comme des miroirs. Celles-ci, soupçonna Dekkeret, étaient les vases dans lesquels étaient conservées les reliques du Pontife Dvorn : les cheveux, la dent, les phalanges et le reste. Il ne se proposait toutefois pas de s’enquérir de ce genre d’informations.

Le Gardien Principal tendit la gerbe à Dekkeret. Elle était constituée de roseaux de diverses couleurs et textures, entrelacés en un schéma complexe et déconcertant qui devait avoir demandé de nombreuses heures de travail au tisseur qui l’avait réalisée, et liée tous les dix centimètres environ par de fines bandelettes de métal sur lesquelles étaient inscrits des caractères d’un genre très ancien et inintelligible pour Dekkeret. Il était censé déposer la gerbe dans un trou peu profond qui avait été taillé dans le sol de la grotte directement devant la statue, et y mettre le feu à l’aide d’une torche que le Gardien Principal lui tendrait. Ensuite, tandis qu’elle se consumerait lentement, il avait pour instruction de s’agenouiller, d’entrer en phase de contemplation, et de remettre son âme au soin du grand Pontife fondateur.

Ce serait un acte singulier à exécuter pour lui, un homme qui n’accordait aucune foi aux événements surnaturels. Mais les paroles de Prestimion quelques mois plus tôt, alors qu’ils se tenaient tous deux dans l’immensité de la salle du trône Pontifical dans les profondeurs du Labyrinthe, lui revenaient à présent :

Pour les quinze milliards de gens sur qui nous régnons, nous sommes l’incarnation de tout ce qui est sacré ici. Ainsi, ils nous mettent sur ces trônes et s’inclinent devant nous, mais qui sommes-nous pour dire non à toute cette pompe, si elle facilite un peu notre tâche pour gouverner cette immense planète ? Pensez à eux, Dekkeret, chaque fois que vous accomplirez quelque rituel absurde, ou quand vous vous hisserez sur un fauteuil surchargé de décorations. Nous ne sommes pas des juges de paix de province, vous savez. Nous sommes les principaux ressorts du monde.

Qu’il en soit ainsi, pensa Dekkeret. Telle était la tâche requise du Coronal lord de Majipoor ce jour-là. Il n’en discuterait pas.

Il déposa la gerbe dans son trou, accepta la torche du Gardien Principal et toucha du bout de la flamme le sommet des roseaux.

S’agenouilla ensuite. Inclina la tête devant la statue.

Les Gardiens reculèrent, disparaissant dans les ombres derrière lui. Rapidement Dekkeret perdit conscience de leur présence. Même le clic-clac continu des roues à prières tournant à l’extérieur de la grotte, qu’il avait encore entendu quelques instants plus tôt, s’évanouit du crible de ses perceptions.

Il était seul avec le Pontife Dvorn.

Bien, et ensuite ? Prier Dvorn ? Comment pouvait-il faire cela ? Dvorn était un mythe, un être fabuleux, un vague personnage des premiers chants du Livre des Changements. Même dans l’intimité de ses pensées Dekkeret était incapable de se résoudre à prier un mythe. Il n’était d’ailleurs pas habitué à prier du tout.

Il avait foi en le Divin, oui. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il était le fils de sa mère. Mais il ne s’agissait pas d’une foi très profonde. Comme n’importe qui d’autre, peut-être même Mandralisca, il adressait de petites requêtes au Divin dans les conversations courantes et remerciait le Divin pour telle ou telle faveur accordée. Mais il ne s’agissait que d’une banale façon de parler. Aux yeux de Dekkeret, le Divin était la grande force créatrice de l’univers, une puissance distante et incompréhensible, guère susceptible de prêter attention aux insignifiantes requêtes individuelles d’aucune des créatures de cet univers. Ni les prières pressantes du Coronal lord de Majipoor, ni les cris de panique d’un bilantoon effrayé poursuivi par un haigus vorace dans la forêt ne susciteraient de merci particulière du Divin, qui avait fait naître toutes les créatures dans des desseins dépassant les connaissances des êtres mortels, et les avait laissées faire toutes seules leur chemin dans la vie, jusqu’à ce que l’heure vienne pour elles d’être rappelées à la Source.

Mais pourtant… il sentait qu’il se passait là quelque chose… quelque chose d’étrange…

La gerbe brûlait à présent, lançant des flammes dansantes bleuâtres et pourpres, et des anneaux emmêlés de fumée noire. Un doux parfum, qui rappelait à Dekkeret l’arôme du vin jaune pâle de Stoienzar, lui emplit les narines. Il le respira profondément. Cela paraissait être approprié. Et alors qu’il se répandait dans ses poumons, il fut pris d’un puissant vertige.

Il regarda pendant un temps infini, interminable, le serein visage de pierre qui se dressait là devant lui. Regarda le visage merveilleux, regarda encore et encore, regarda. Et brusquement il lui parut nécessaire de fermer les yeux.

Il lui semblait à présent entendre une voix dans sa tête, qui parlait non avec des mots, mais avec des enchaînements abstraits de sensations. Dekkeret n’aurait pu les traduire en phrases claires ; mais il n’en était pas moins certain qu’ils renfermaient une sorte de signification conceptuelle, ainsi qu’une faculté d’oracle manifeste. Qui, quoi, qui lui parlât en esprit, l’avait reconnu comme étant Dekkeret de Normork, Coronal lord de Majipoor, qui serait un jour Pontife dans la lignée directe de Dvorn.

Et il lui disait que de grands labeurs l’attendaient et qu’à la fin de ces labeurs, il était destiné à apporter une transformation de l’État, un changement dans le monde presque aussi formidable que celui qu’avait accompli Dvorn lui-même, lorsqu’il avait créé le système de gouvernement Pontifical. La nature de ce changement ne fut pas précisée. Mais ce serait lui, Dekkeret de Normork, semblait indiquer la voix, qui accomplirait cette formidable transformation.

Ce qui se répandait dans son esprit avait la force de la révélation authentique. Sa force était irrésistible. Dekkeret resta immobile pendant ce qui aurait pu être des semaines, des mois ou des années, incliné devant la statue, la laissant envahir son âme.

Au bout d’un moment, sa puissance se mit à refluer. Il ne devinait plus rien d’essentiel dans ce qu’il sentait. Il était toujours plus ou moins en contact avec la statue, mais ce qui en émanait désormais n’était plus qu’un écho primitif et lointain qui se répétait jusque dans les recoins de son esprit, boum, boum, boum, un son qui était emphatique, puissant et d’une certaine façon lourd de sens, mais qui ne véhiculait aucune signification qu’il puisse comprendre. Il se fit de moins en moins fréquent puis disparut.

Il ouvrit les yeux.

La gerbe était presque carbonisée, à présent. Les minces anneaux de métal qui l’avaient auparavant liée étaient éparpillés au milieu d’une fine couche de cendres à l’odeur âcre.

Boum, une fois de plus. Et après un instant, de nouveau, boum. Puis plus rien. Mais Dekkeret resta là où il était, à genoux devant la statue de Dvorn, incapable ou peut-être simplement non désireux de se relever déjà.

Tout ceci était très étrange, songeait-il : venir ici en se sentant idiot de participer à une telle mômerie, et ensuite, alors que l’événement se déroulait, se découvrir pris d’un sentiment très proche de la crainte religieuse.