Alors que son esprit commençait à s’éclaircir, il se retrouva en train de réfléchir à ce qu’avait été ce singulier voyage à travers le continent. Les arbres oracles de Shabikant qui lui avaient, peut-être, parlé au moment du coucher du soleil. L’astrologue, sur la place du marché de Thilambaluc, qui avait jeté cet unique regard dans les yeux de Dinitak et s’était enfui frappé d’horreur. Et maintenant ceci. Mystère après mystère, une succession de présages et de prémonitions inexplicables. Il perdait pied. Brusquement Dekkeret eut envie de quitter cet endroit, de reprendre son chemin vers la côte et de rejoindre Prestimion, le bon, robuste et sceptique Prestimion, qui trouverait une explication rationnelle à tous ces incidents. Mais pourtant… pourtant… il restait fasciné par ce qu’il venait de vivre, ce sentiment écrasant de crainte révérencielle, cette voix à vous donner le frisson, silencieuse et sans parole sonnant dans son esprit.
Lorsqu’il émergea de la caverne, il fut manifeste que Fulkari et Dinitak se rendirent compte au premier coup d’œil qu’il lui était arrivé quelque chose d’inhabituel. Ils prirent rapidement place à ses côtés de la façon dont on se dirige vers un homme qui semble sur le point de tomber à terre. Dekkeret leur fit signe de s’écarter, déclarant avec insistance qu’il allait bien. Fulkari, l’air inquiet, lui demanda ce qui s’était passé dans la grotte, mais il ne répondit que par un haussement d’épaules. Il ne s’agissait pas d’un sujet dont il avait envie de discuter si tôt, ni avec elle, ni avec quiconque. Qu’y avait-il à dire ? Comment pourrait-il expliquer un événement qu’il avait à peine compris lui-même ? Et même cela, pensa-t-il, était inexact. Il s’agissait, en réalité, d’un événement qu’il n’avait absolument pas compris.
11
— C’est dans cette pièce que se tenait notre quartier général de guerre durant la campagne contre Dantirya Sambail, dit Prestimion sombrement, en regardant la mer au-dehors. Dekkeret, Dinitak, Maundigand-Klimd, ma mère et moi nous trouvions ici avec le casque de Barjazid, tandis que vous deux étiez dans la jungle, vous rapprochant de son camp. Mais nous étions alors encore jeunes, hein ? Maintenant nous avons tant d’années de plus, et nous devons à nouveau recommencer toute cette guerre, semble-t-il. Comme mon âme se rebelle à cette idée ! Comme je bous de rage contre ces hommes monstrueux et malveillants qui refusent de laisser le monde vivre en paix !
Derrière lui se fit entendre la voix de Gialaurys, à l’accent monotone, prononcé, de Piliplok.
— Nous avons détruit le maître, monseigneur, et nous détruirons les laquais également.
— Oui. Oui. Bien entendu. Mais quel abominable gâchis de devoir mener encore une guerre ! Quel épuisement ! Quelle inutilité !
Puis Prestimion parvint à esquisser un mince sourire.
— Et tu dois vraiment cesser de m’appeler « monseigneur », Gialaurys. Je sais que c’est une vieille habitude, mais je te rappelle que je ne suis plus Coronal. Le titre est « Votre Majesté », si tu y tiens. Tout le monde semble l’avoir appris maintenant. Ou tout simplement « Prestimion », entre nous.
— Il est très difficile pour moi de me souvenir de ces subtilités raffinées, dit Gialaurys d’un ton aigre et grincheux.
Son visage large à la mâchoire charnue, toujours dépourvu de toute tromperie, laissait clairement voir sa contrariété.
— Mon esprit n’est plus aussi vif qu’il l’était autrefois, tu sais, Prestimion.
Et d’un autre coin de la pièce s’éleva le petit rire espiègle de Septach Melayn.
Il y avait à présent une semaine que la suite Pontificale avait effectué la traversée de l’océan entre l’île du Sommeil et le continent d’Alhanroel pour le rendez-vous voulu par Prestimion avec lord Dekkeret. Le Coronal lui-même se trouvait encore sur la côte, plus au nord, selon les dernières nouvelles, quelque part un peu au sud d’Alaisor, aux alentours de Kikil ou Kimoise, mais se dirigeait vers la cité de Stoien aussi rapidement que possible. Plus qu’un jour ou deux, et il serait sans doute là.
Ils s’étaient réunis tous les trois cet après-midi-là dans l’un des appartements les plus modestes de la suite royale au sommet du Pavillon de Cristal, qui était le plus grand bâtiment de la cité de Stoien, s’élevant haut au-dessus du cœur de ce charmant port tropical. Un mur de soixante mètres de long de vitres continues offrait des vues spectaculaires depuis chaque chambre, la cité et toute sa multitude saisissante de piédestaux et de tours d’un côté, l’immense front bleu transparent comme du verre du Golfe de Stoien de l’autre.
C’était l’une des pièces donnant sur le golfe. Au cours des dix dernières minutes, Prestimion s’était tenu devant cette grande fenêtre, regardant farouchement la mer, comme s’il pouvait la traverser jusqu’à Zimroel et frapper à mort Mandralisca et ses Cinq Lords de ses seuls yeux flamboyants. Mais bien sûr, Zimroel, inconcevablement loin à l’ouest, était au-delà de la portée des yeux, soient-ils les plus terrifiants. Il se demandait à quelle hauteur devrait s’élever ce bâtiment pour qu’il puisse véritablement voir aussi loin. Aussi haut que le Mont du Château, soupçonnait-il. Plus haut.
Tout ce qu’il pouvait voir de là était de l’eau et encore de l’eau, s’incurvant à l’infini. Ce point distant sur l’horizon, s’interrogea Prestimion, pouvait-ce être l’île de la Dame, de laquelle il était si récemment revenu ? Probablement pas. Même l’île était probablement trop loin pour l’apercevoir de là.
Une fois de plus, il trouva que songer à l’immense taille de Majipoor était un fardeau. Rien que d’y penser constituait un poids sur son esprit. Quelle folie que de prétendre qu’une planète aussi gigantesque pouvait être gouvernée par seulement deux hommes en robes luxueuses assis sur de splendides trônes ! Ce qui permettait au monde de tenir était le consentement de ceux qui étaient gouvernés et s’en remettaient de leur propre choix à l’autorité du Pontife et du Coronal. Et ce consentement semblait désormais se briser, du moins à Zimroel. Il faudrait, apparemment, le restaurer par la force militaire. Et, se demandait Prestimion, quelle sorte de consentement serait-ce là ?
Depuis des jours et des jours, Prestimion était le plus souvent d’humeur sinistre, une sinistrose qui ne le quittait que rarement plus de quelques instants. Il ne pouvait dire quelle partie en était due à la tension des nombreux voyages récents, lui qui devait finalement admettre qu’il n’était plus jeune, et quelle partie au désespoir qu’il ressentait face à l’inévitabilité d’une nouvelle guerre.
Car il y aurait une guerre.
C’est ce qu’il avait dit à sa mère, des semaines plus tôt sur l’île du Sommeil, et c’est ce qu’il croyait dans chaque parcelle de son être. Mandralisca et sa faction devaient être éliminés, ou le monde tomberait en pièces. La grande bataille finale contre l’infamie que représentaient ces gens serait menée, même s’il devait marcher sur Ni-moya lui-même. Mais Prestimion espérait ne pas avoir à en arriver là. Dekkeret est mon épée, maintenant, voilà ce qu’il avait dit à la Dame Therissa, et c’était assez vrai. Lui-même aspirait à la paix du Labyrinthe. Cette pensée le surprit alors même qu’elle se formait dans son esprit. Mais c’était la vérité, la vraie vérité du Divin.
Une main derrière lui toucha son épaule, le plus léger et le plus rapide des effleurements.
— Prestimion… ?
— Que se passe-t-il, Septach Melayn ?
— Il est temps, je voudrais le suggérer, que tu cesses de fixer la mer et que tu t’éloignes de cette fenêtre. Il est temps de boire un peu de vin, peut-être. Une partie de dés, même ?