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Prestimion sourit largement. Tant de fois, au fil des années, la frivolité tombant à point nommé de Septach Melayn l’avait arraché à l’abattement.

— Les dés ! Ce serait parfait, dit-il : le Pontife de Majipoor et son porte-parole à genoux sur le sol de la suite royale comme des gamins, espérant obtenir les triples yeux, ou la main et la fourchette ! Quelqu’un pourrait-il le croire ?

— Je me rappelle un jour, dit Gialaurys comme s’il parlait aux murs, où Septach Melayn et moi jouions aux dés sur le pont du bateau qui nous faisait remonter le Glayge depuis le Labyrinthe, après que Korsibar eut volé le trône, et alors qu’il faisait un double dix, j’ai levé les yeux et il y avait cette nouvelle étoile, bleu-blanc, jetant un vif éclat dans le ciel, si brillante que pendant un temps les gens l’ont appelée l’Etoile de lord Korsibar. Puis le duc Svor est monté sur le pont – ah, quel homme insaisissable ce petit Svor ! –, a vu l’étoile et déclaré : « Cette étoile est notre salut. Elle signifie la mort de Korsibar et l’élévation de Prestimion. » Ce qui était la vraie vérité du Divin. Cette étoile brille toujours avec éclat aujourd’hui. Je l’ai encore vue la nuit dernière, très haut, entre Thorius et Xavial. L’étoile de Prestimion ! L’étoile de ton ascension, voilà ce qu’elle est, et elle brille toujours ! Regardez ce soir, Votre Majesté, et elle vous parlera et vous redonnera espoir.

Il était à présent face au Pontife.

— Je t’en supplie, chasse cette tristesse, Prestimion. Ton étoile est toujours là.

— Tu es très aimable, dit doucement Prestimion.

Il était plus touché qu’il n’aurait su le dire. Au cours de ses trente ans d’amitié avec le massif, lent et peu loquace Gialaurys, il ne l’avait jamais entendu faire preuve d’une telle éloquence.

Mais bien entendu, Septach Melayn mit fin à ce moment.

— Il y a un instant seulement, Gialaurys, tu nous as dit que ton bel esprit perdait de sa vivacité, dit l’escrimeur. Et cependant, tu te rappelles une partie de dés que nous avons faite il y a la moitié d’une vie, et tu nous cites avec fidélité les paroles exactes prononcées par le duc Svor ce soir-là. N’est-ce pas particulièrement contradictoire de ta part, cher Gialaurys ?

— Je me rappelle ce qui est important pour moi, Septach Melayn, répliqua Gialaurys. Ainsi je me souviens d’événements d’il y a la moitié d’une vie plus clairement que de ce qui m’a été servi au dîner d’hier, ou de la couleur de la robe que je portais.

Et il jeta à Septach Melayn un regard comme si, après toutes ces décennies passées à faire les frais des plaisanteries de cet homme plus vif, il aurait volontiers saisi Septach Melayn dans ses énormes mains pour briser en deux son corps mince. Mais il en avait toujours été ainsi entre ces deux-là.

Prestimion riait à présent, pour la première fois depuis bien trop longtemps.

— Le vin est une bonne idée, Septach Melayn, dit-il. Mais pas, je pense, la partie de dés.

Il traversa la pièce jusqu’au buffet, où se trouvaient quelques flacons de vin, et après un instant de réflexion intérieure, choisit le jeune vin doré et velouté de Stoien, qui vieillissait si vite qu’il n’était jamais exporté au-delà de la cité de sa production. Il en versa trois pleins verres et ils restèrent assis en silence pendant un moment, buvant lentement ce vin épais, riche et fort.

— S’il doit y avoir une guerre, dit Septach Melayn au bout de quelque temps, avec une étrange tension dans la voix, alors j’ai une faveur à te demander, Prestimion.

— Il y aura une guerre. Nous n’avons d’autre alternative que d’éradiquer ces créatures.

— Alors dans ce cas, lorsque la guerre commencera, reprit Septach Melayn, j’espère que tu me permettras d’y prendre part.

— Et moi également, dit rapidement Gialaurys.

Prestimion ne trouva rien d’étonnant à ces requêtes.

Bien entendu, il n’avait pas l’intention d’y accéder ; mais il lui plaisait de voir que l’ardeur du courage brûlait toujours avec autant de vigueur chez ces deux-là. Ne comprenaient-ils pas, se demanda-t-il, que l’époque où ils combattaient était révolue ?

Gialaurys, comme nombre d’hommes de forte carrure et à l’énorme force physique, n’avait jamais été réputé pour sa souplesse ou son agilité, bien que cela n’ait pas importé pendant ses années de guerrier. Mais, comme cela avait également tendance à arriver à nombre d’hommes de sa constitution, il s’était beaucoup empâté avec l’âge, et avait à présent une démarche extrêmement lente et précautionneuse.

Septach Melayn, maigre comme un coup de trique et éternellement leste, paraissait aussi vif et souple qu’il l’était longtemps auparavant, pour l’essentiel inchangé par les années. Mais le réseau de fines lignes autour de ses yeux bleus et pénétrants racontait une tout autre histoire, et Prestimion soupçonnait que la célèbre cascade de boucles comportait désormais plus d’un cheveu blanc parmi les blonds. Il n’était guère possible qu’il puisse encore avoir les réflexes foudroyants qui l’avaient rendu invincible lors des combats en corps à corps.

Prestimion savait que le champ de bataille n’était la place d’aucun des deux, à présent, pas plus que la sienne.

— La guerre, comme je pense que vous le comprenez, devra être menée par Dekkeret, pas par moi ni par vous, dit-il avec délicatesse. Mais il sera informé de vos offres. Je sais qu’il voudra tirer parti de vos compétences et expériences.

Gialaurys rit grassement.

— Je nous vois entrer dans Ni-moya et balayer toute opposition. Quel jour ce sera, lorsque nous défilerons à six de front sur la Promenade Rodamaunt ! Et ç’aura été mon grand plaisir de conduire personnellement les troupes vers le nord depuis Piliplok. L’armée d’invasion débarquera à Piliplok, bien entendu… Et tu sais, Prestimion, ce que nous, les rudes hommes de Piliplok, pensons de ces mous habitants de Ni-moya et de leur éternelle recherche de plaisir. Quelle joie ce sera pour nous d’abattre leurs piètres portes et de pénétrer dans leur jolie cité !

Il se leva et fit les cent pas dans la pièce, en faisant des gestes si affectés et efféminés qu’un éclat de rire ravi s’empara de Septach Melayn.

— Irons-nous dans la Galerie Gossamer acheter une belle robe, aujourd’hui, mon cher ? dit Gialaurys d’une voix étranglée et haut perchée. Puis ensuite, dîner sur l’île de Narabal. J’adooore tellement cette poitrine de gammigammil avec la sauce de thognis ! Les huîtres de Pidruid ! Oh, mon cher… !

Prestimion aussi se tenait les côtes. Il ne se serait jamais attendu à ce genre de numéro de la part du bourru Gialaurys.

— Qu’en penses-tu, Prestimion ? demanda Septach Melayn plus sérieusement, lorsque l’hilarité se fut un peu calmée. Dekkeret choisira-t-il vraiment de débarquer à Piliplok, comme le dit Gialaurys ? Je pense que cela présenterait quelques problèmes.

— Il y a des problèmes dans tout ce que nous faisons, dit Prestimion, et son humeur s’assombrit de nouveau alors qu’il envisageait les réalités de la guerre qu’il était si passionnément déterminé à déclencher.

C’était bien beau de réclamer la fin des iniquités des Sambailid et de leur venimeux Premier ministre, enfin. Mais il n’avait pas la moindre idée de la véritable étendue du soutien dont bénéficiaient les Cinq Lords à Zimroel. Supposons qu’il ait déjà été possible à Mandralisca de rassembler une armée d’un million de soldats pour défendre le continent occidental contre une attaque du Coronal ? Ou de cinq millions ? Comment Dekkeret pourrait-il lever une armée assez grande pour affronter de telles forces ? Comment ces troupes seraient-elles transportées jusqu’à Zimroel ? Le transport d’un si grand nombre d’hommes serait-il même possible ? Et, si oui, à quel prix ? L’armement nécessaire, les bateaux, les provisions…