Et ensuite, l’invasion elle-même : l’étincelle dans les yeux de Gialaurys, lorsqu’il parlait des rudes hommes de Piliplok abattant les piètres portes de Ni-moya, n’entraînait aucun frisson de plaisir correspondant chez Prestimion. Ni-moya était l’une des merveilles du monde. Valait-il la peine d’incendier cette incomparable cité dans le seul but de maintenir le système mondial actuel de lois et de souverains ?
Il ne se laisserait pas fléchir dans sa conviction qu’il était nécessaire et inévitable de partir en guerre. Mandralisca était un fléau pour le monde, un fléau qui ne pourrait que se propager encore et encore, s’il restait impuni. Il ne pouvait être toléré, il ne pouvait être apaisé, il devait être anéanti.
Mais, songeait tristement Prestimion, les peuples de l’avenir le lui pardonneraient-ils jamais ? Il avait voulu que son règne soit connu comme un âge d’or. Il avait consacré tous ses efforts à ce but. Et cependant, sans qu’il sache comment, les années de son ascension avaient été marquées par une succession de catastrophes : la guerre contre Korsibar, la vague de folie qui s’était ensuivie, la rébellion de Dantirya Sambail, et à présent, il semblait certain que l’ultime accomplissement de son règne serait soit la destruction de Ni-moya, soit la partition de ce qui avait été un monde paisible en deux royaumes indépendants et hostiles l’un envers l’autre.
Les deux options paraissaient également détestables. Mais alors Prestimion se rappela son frère, Teotas, frappé de terreur jusqu’à la folie suicidaire et escaladant péniblement dans un brouillard de panique le sommet de quelque dangereux parapet du Château. Sa petite fille, Tuanelys, se tordant de frayeur dans son propre lit. Et combien d’autres personnes innocentes à travers le monde, victimes aléatoires de la malveillance de Mandralisca ?
Non. Il fallait que la chose soit faite, à n’importe quel prix. Il se força à aguerrir son âme à cette idée.
Quant à Gialaurys et Septach Melayn, ils étaient déjà gagnés par l’impatience à l’idée de la glorieuse campagne militaire qui, ils l’espéraient, couronnerait leur vie. Et, comme d’habitude, ils n’étaient pas d’accord, entendit Prestimion.
— Cette idée de vouloir débarquer à Piliplok est parfaitement idiote, mon cher ami, déclara Septach Melayn, les yeux étincelants. Ne crois-tu pas que Mandralisca puisse comprendre que c’est là que nous devrions toucher terre ? Piliplok est le port le plus facile du monde à défendre. Il aura un demi-million d’hommes en armes nous attendant au port, et le fleuve en amont sera bloqué par un millier de bateaux. Non, mon bon Gialaurys, nous devrons faire accoster nos troupes bien plus au sud. Je dirai à Gihorna. Gihorna !
Gialaurys arbora une expression de profond mépris.
— Gihorna est une terre à l’abandon, un marais lugubre, inhabitable, absolument épouvantable. Même les Changeformes ne s’en approchent pas. Mandralisca n’aura même pas besoin de le fortifier. Nos hommes s’enfonceront dans la boue et disparaîtront dès qu’ils quitteront leurs chalands de débarquement.
— Au contraire, mon cher Gialaurys. C’est précisément parce que la côte de Gihorna est si peu attrayante qu’il est peu probable que Mandralisca pense que nous y débarquerons. Mais nous le pouvons, et nous le ferons. Et ensuite…
— Et ensuite nous marcherons vers le nord pendant des milliers de kilomètres sur les rives du continent jusqu’à Piliplok, que selon toi nous devrions éviter parce que c’est le port le plus facile du monde à défendre et que l’armée de Mandralisca nous attendra là-bas, ou bien nous prendrons à l’ouest, droit dans les jungles obscures de la réserve des Changeformes et nous dirigerons par ce chemin vers Ni-moya. Est-ce vraiment ce que tu veux, Septach Melayn ? Envoyer une armée entière dans l’inconnu de la dangereuse Piurifayne dans sa route vers le nord ? Quel genre de folie est-ce là ? Je préférerais prendre le risque de débarquer directement à Piliplok et d’y mener toute bataille que nous aurons à mener. Si nous suivons l’itinéraire qui traverse la jungle, ces sales Métamorphes nous sauteront dessus et…
— Arrêtez, vous deux ! dit Prestimion avec un emportement si fougueux que Septach Melayn et Gialaurys se retournèrent tous deux vers lui, les yeux écarquillés. Toutes ces querelles sont totalement inutiles. Ce sera Dekkeret le général commandant cette guerre. Pas vous. Ni moi. C’est à lui qu’il revient de décider de ces questions de stratégie.
Ils continuèrent à le dévisager. Ils avaient tous les deux l’air secoué ; et pas seulement, pensa Prestimion, à cause de la dureté avec laquelle il venait de leur parler. C’était son renoncement au commandement, soupçonna-t-il, qui les stupéfiait autant. Cela ne ressemblait en rien au Prestimion qu’ils connaissaient depuis tant d’années de mettre fin à ce genre de discussion en disant qu’une telle question de haute politique était en dehors de sa juridiction. Il se surprenait lui-même.
Mais Dekkeret était désormais Coronal, et plus Prestimion ; Dekkeret était celui qui devrait entreprendre cette guerre, c’était à Dekkeret de concevoir la meilleure façon de la faire. Prestimion, en sa qualité de monarque suprême, pourrait proposer ses conseils, et le ferait. Mais c’est à Dekkeret qu’incomberait la responsabilité finale du succès de la guerre, et c’est lui qui aurait le dernier mot sur la stratégie à adopter.
Prestimion se dit qu’il en était heureux. Le système de gouvernement auquel il s’était consacré, l’antique système qui avait si bien fonctionné depuis que le Pontife Dvorn l’avait inventé, l’exigeait de lui. Aussi longtemps que Dekkeret, son successeur désigné en tant que Coronal, conduirait bravement et efficacement la guerre, il était juste et normal que Prestimion lui-même, en tant que Pontife, s’en tienne à un second rôle dans ce conflit. Et Prestimion n’avait aucun doute que Dekkeret le ferait.
— Un peu plus de vin, messieurs ? fit-il d’un ton plus calme.
Mais quelqu’un frappa à la porte. Septach Melayn alla ouvrir.
Il s’agissait de lady Varaile, qui était partie depuis un moment pour être avec les enfants. Tuanelys était toujours perturbée par des rêves ; et Varaile elle-même avait l’air rongée par les soucis et fatiguée, brusquement plus vieille que son âge. Le seul fait de la voir dans cet état suffit à enflammer la colère de Prestimion une fois de plus : il tuerait Mandralisca de ses propres mains, s’il en avait l’occasion.
Elle tenait un bout de papier.
— Il y a un message de Dekkeret, dit-elle. Il est à Klai, à moins d’une journée de voyage d’ici. Et espère être là demain.
— Bien, déclara Prestimion. Excellent. A-t-il autre chose à dire ?
— Seulement qu’il envoie au Pontife son affection et ses respects, et attend avec impatience la réunion avec lui.
— Moi aussi, dit Prestimion avec chaleur.
Il prit conscience, soudain, de la grande lassitude qu’il éprouvait devant les grandes responsabilités du pouvoir, et à quel point il en était venu à s’en remettre à la vigueur et la force de la jeunesse de Dekkeret. Il serait bon de le voir, oui. Et particulièrement de découvrir comment lui, Dekkeret, comptait venir à bout de cette crise. Car ce n’est plus ma tâche mais la sienne, songea Prestimion, et que j’en suis content !
Le moment viendra où vous serez impatient de devenir Pontife, lui avait jadis prédit Confalume, dans les appartements de l’ancien Pontife dans le Labyrinthe, seulement quelques jours avant sa mort. Oui. Et c’était désormais le cas. Pour la première fois, Prestimion comprit la portée de ce que lui avait dit le vieil homme ce jour-là.