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La dernière fois que Dekkeret s’était trouvé dans la cité de Stoien, c’était lors de la deuxième ou troisième année du règne de Prestimion comme Coronal ; à l’époque il n’était qu’un jeune et sérieux nouveau venu dans les cercles intérieurs du Mont du Château, sans le moindre espoir de devenir lui-même Coronal un jour. Stoien éveillait de vieux souvenirs en lui, et ils n’étaient pas tous plaisants.
La beauté surnaturelle et inoubliable de la cité, au milieu d’un site incomparable sur cent cinquante kilomètres de superbes plages blanches, au bord de la Péninsule de Stoienzar : tout était resté bien vivace dans son esprit au cours de ces années. Et Stoien n’avait absolument pas changé. Ses cieux étaient toujours sans nuages. Ses étranges bâtiments, s’élevant partout au-dessus du sol plat de la péninsule sur des plate-formes artificielles de trois mètres à plusieurs dizaines de mètres de haut, éblouissaient toujours autant le regard qu’autrefois, sa végétation luxuriante, la densité des omniprésents fourrés aux feuilles brillant d’éclats asymétriques d’indigo, de topaze, de saphir, de cobalt, de bordeaux et de vermillon, enflammait toujours l’âme de plaisir. Les dommages qu’avaient pu causer les incendies déclenchés par les fous durant le chaos de l’épidémie de folie avaient depuis longtemps été réparés.
Mais c’était à Stoien que Dekkeret avait pour la dernière fois pris congé de son cher ami et mentor Akbalik de Samivole, Akbalik qui avait été son guide pendant ses toutes premières années au service de Prestimion au Château. Akbalik que Dekkeret avait aimé plus qu’aucun autre homme, même Prestimion, Akbalik qui, selon toute probabilité, serait à présent Coronal, s’il avait vécu ; c’était là, à Stoien, qu’Akbalik était venu, claudiquant et souffrant d’une morsure d’un crabe des marais qu’il avait reçue en pourchassant le fugitif Dantirya Sambail dans l’étuve des jungles à l’est de la cité, et qui le tuerait peu de temps après. « Cette blessure n’est rien », avait dit Akbalik à Dekkeret lorsque celui-ci était arrivé à Stoien après un passage à l’île, où il était allé, porteur de messages urgents pour lord Prestimion. « Cette blessure guérira. »
Mais peut-être Akbalik savait-il qu’il n’en serait rien, car il avait également extorqué à Dekkeret un serment, la promesse qu’il s’élèverait contre tout ce que lord Prestimion pourrait vouloir faire qui mettrait sa vie en danger, comme de pourchasser Dantirya Sambail dans cette même jungle où Akbalik avait été mordu : « Même s’il doit sortir de ses gonds, même si tu dois mettre ta carrière en péril, tu dois le dissuader de commettre une telle folie. » Ce que Dekkeret avait promis, même si, en son for intérieur, il trouvait que ce devrait être la tâche d’Akbalik, non la sienne, de parler de la sorte au Coronal ; et ensuite, Akbalik s’était mis en route vers l’Est, traversant Alhanroel depuis Stoien, escortant lady Varaile, alors enceinte du futur prince Taradath, jusqu’au Mont du Château. Mais il n’était pas allé plus loin que Sisivondal, sur le plateau intérieur, avant que le poison de sa blessure ne le tue.
Tous ces événements s’étaient passés fort longtemps auparavant. À présent, les aléas de la fortune avaient fait de Dekkeret le Coronal. Seules les personnes d’âge mûr se rappelaient le prince Akbalik de Samivole. Le seul prince Akbalik que connaissaient la plupart des gens était le fils cadet de Prestimion, nommé ainsi en l’honneur de cet autre Akbalik. Mais la vue de cette myriade de tours étranges et merveilleuses de Stoien lui ramena en mémoire, comme s’il était là, le premier Akbalik, cet homme calme, sage, aux yeux gris, qui avait tant compté pour Dekkeret, et une grande tristesse l’envahit à ce souvenir.
Pour aggraver encore la situation, Prestimion et sa famille étaient installés exactement dans les mêmes appartements que lors de cette première occasion, la suite royale du Pavillon de Cristal, et on y avait également mis Dekkeret et ses compagnons. Rien n’aurait pu être mieux conçu pour l’obliger à revivre les épuisants derniers moments de la guerre contre Dantirya Sambail, lorsque Prestimion, faisant usage du casque de Barjazid, avait frappé le Procurateur depuis ce même édifice, assisté dans la mesure du possible par un Dinitak, Maundigand-Klimd, la Dame Therissa et Dekkeret lui-même.
Mais il n’y avait pas d’autre possibilité, vraiment. Le Pavillon de Cristal était le plus important bâtiment de Stoien, le seul endroit de la cité convenable pour loger un monarque en visite. Ou, dans le cas présent, deux monarques : car le Coronal et le Pontife se trouvaient tous deux à Stoien au même moment, circonstance qui ne s’était jamais produite auparavant, et qui avait, Dekkeret l’apprit alors qu’il était depuis moins de dix minutes à Stoien, jeté les fonctionnaires de la municipalité dans un tel état de panique et de confusion qu’ils n’auraient pas trop du reste de leur vie pour s’en remettre.
La soirée était déjà bien avancée lorsque Dekkeret et sa suite arrivèrent. Il fut légèrement pris au dépourvu en découvrant que Prestimion voulait le rencontrer sur-le-champ. Dekkeret avait eu un voyage mouvementé en descendant la côte depuis Alaisor : il n’avait pas prévu que Prestimion reviendrait si vite de l’Ile sur le continent, et il réclama une heure ou deux de répit, pour se reposer et se rafraîchir avant de voir le Pontife.
Fulkari voulut savoir pourquoi il était nécessaire de tenir immédiatement une conférence.
— Est-ce réellement si urgent ? Ne pouvons-nous d’abord avoir le temps de dîner puis une bonne nuit de sommeil ?
— Peut-être est-il survenu de nouveaux événements que j’ignore à Zimroel, dit Dekkeret. Mais je ne pense pas. C’est tout simplement sa nature, mon amour. Tout est urgent avec Prestimion. Il est l’homme le plus impatient qui soit.
Elle accepta la situation de mauvaise grâce, et lorsqu’il se fut baigné, il monta aux appartements de Prestimion. Septach Melayn et Gialaurys se trouvaient avec lui, ce à quoi Dekkeret ne s’attendait pas.
Il ne s’attendait pas non plus à la rapidité avec laquelle le Pontife en vint au sujet de la réunion. Prestimion l’étreignit avec chaleur, comme un père pourrait embrasser un fils depuis longtemps perdu, mais presque aussitôt ils étaient plongés dans une discussion sur la question de Zimroel. Prestimion ne se souciait guère d’entendre raconter le voyage de Dekkeret à travers le continent, ses étranges aventures à Shabikant, Thilambaluc et les autres endroits obscurs sur sa route vers l’Ouest. Deux ou trois questions brutales, suivies de brèves interruptions pour les réponses de Dekkeret, et ils se retrouvèrent à discuter de Mandralisca et des Cinq Lords, et de la façon dont Prestimion pensait que devait être résolue la crise à Zimroel.
Ce qui consistait, apprit rapidement Dekkeret, à envoyer une grande armée de l’autre côté de l’océan, une armée conduite par le Coronal lord Dekkeret en personne, pour mettre bon ordre à la situation par la force, si nécessaire.
— Nous devons enfin briser Mandralisca et le briser de telle sorte qu’il ne puisse jamais s’en remettre, dit Prestimion.
Alors qu’il prononçait ces paroles, ses traits subirent une extraordinaire transformation, son intense regard vert glauque à présent étrangement enflammé d’une colère froide que Dekkeret n’y avait jamais vue auparavant, ses lèvres minces serrées dans une grimace tendue, ses narines s’enflant d’une étonnante rage vindicative.
— Qu’il n’y ait pas de malentendu à ce sujet : nous devons le détruire, sans regarder à la dépense, ainsi que tous ceux qui suivent sa bannière. Il n’y aura pas d’espoir de paix dans le monde, tant que cet homme n’aura pas rendu son dernier souffle.