Le ton de Prestimion était incroyablement belliqueux, inflexible, farouche. Dekkeret en resta interdit, même s’il fit de son mieux pour dissimuler sa surprise et son désarroi au Pontife. Assurément, Prestimion savait, mieux que nul autre homme, ce que signifiait une guerre civile sur Majipoor. Et pourtant, il était là, tremblant d’une fureur à peine maîtrisée, donnant pour instruction à son Coronal d’embraser tout Zimroel, si nécessaire, dans le but de mettre fin à la rébellion des Sambailid !
Peut-être ai-je mal compris, pensa Dekkeret, espérant en dépit de toute probabilité.
Peut-être ne préconise-t-il pas une véritable guerre, mais seulement un impressionnant étalage de pompe et de force impériales, à la faveur duquel nous pourrons encercler pacifiquement Mandralisca et l’enlever.
C’était Dekkeret lui-même qui le premier avait suggéré, quelques mois plus tôt, qu’il pourrait s’avérer nécessaire qu’il se rende à Zimroel et mette un terme aux troubles qui s’y préparaient. Et Prestimion avait convenu que cela pourrait être une bonne idée. Mais Dekkeret avait eu l’impression qu’ils envisageaient tous deux un Grand Périple ou quelque chose du même style : le Coronal effectuant une visite d’État officielle sur le continent occidental, avec tout l’apparat qu’une telle visite entraînait, et par conséquent, rappelant au peuple de Zimroel l’antique convention par laquelle toutes les régions du monde vivaient ensemble en paix. Au cours de cette visite, Dekkeret serait à même de juger de l’importance de l’insurrection de Mandralisca et, par le pouvoir et l’autorité de sa seule présence, de prendre des mesures, des mesures politiques, des mesures diplomatiques, pour y mettre fin.
Mais Prestimion venait de parler d’envoyer une armée, une grande armée, à Zimroel pour s’occuper de Mandralisca.
Il n’avait jamais été question, pour autant que Dekkeret s’en souvienne, qu’il entreprenne le voyage à Zimroel à la tête d’une quelconque sorte de force militaire. Quand la réflexion de Prestimion était-elle passée de l’utilisation de moyens pacifiques contre les rebelles à une guerre totale ? Dekkeret était curieux de savoir ce qui avait transformé si brutalement le Pontife en attiseur de feu. Personne n’avait davantage de raisons que Prestimion de haïr la guerre, et pourtant… pourtant… ce regard dans ses yeux… le crépitement de colère dans sa voix… pouvait-il y avoir le moindre doute sur leur signification ? Il doit y avoir une guerre, était l’essence de ce que disait Prestimion. Et vous serez celui qui la fera pour nous. Cela ressemblait beaucoup à une consigne : un ordre direct du monarque suprême.
Dekkeret se demanda comment il allait résoudre ce problème.
Assurément, Mandralisca devait être écarté : il n’y avait aucun doute à ce sujet. Mais la guerre était-elle la seule solution ? Brusquement, Dekkeret sentit son esprit tourbillonner dans un torrent de conflits agités. La guerre était pour lui un concept tout aussi répugnant que pour n’importe quel être doué de raison. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que son règne pourrait, comme celui de Prestimion, débuter sur le champ de bataille.
Il lança un rapide coup d’œil pour chercher conseil auprès de Septach Melayn et Gialaurys. Mais le visage à la forte mâchoire de Gialaurys était un masque de pierre sévère et sombre de froide détermination, et même le désinvolte et badin Septach Melayn avait à ce moment précis un étrange air sérieux. Ils étaient tous deux résolus à la guerre, réalisa Dekkeret. Peut-être ces deux-là, les plus vieux amis de Prestimion, étaient-ils justement ceux qui avaient amené le Pontife à cette attitude.
Dekkeret s’exprima prudemment, espérant que Prestimion ne remarquerait pas l’ambiguïté de la formulation.
— Je prends l’engagement, Votre Majesté, de faire tout ce qui devra être fait afin de restaurer l’autorité de la loi à Zimroel.
Prestimion acquiesça. Il semblait à présent plus calme, le visage moins empourpré qu’un instant plus tôt, un peu de tension s’en étant évacuée.
— Je suis persuadé que vous le ferez, Dekkeret. Et pour ce qui est d’un plan d’action précis… ?
— Dès que possible, Majesté.
Encore plus d’ambiguïté, mais Prestimion ne parut pas en éprouver de contrariété.
— Il ne serait pas sage que je prenne de décisions à la va-vite en ce moment. La mort de votre frère m’a privé de mon Haut Conseiller, et je n’ai pas eu l’occasion d’en désigner un nouveau. Par conséquent, Votre Majesté…
— Vous êtes bien cérémonieux avec moi aujourd’hui, Dekkeret.
— Si je le suis, c’est parce que nous discutons de sujets aussi importants que la guerre et la paix. Vous avez été mon ami pendant de nombreuses années ; mais vous êtes aussi mon Pontife, Prestimion. Et – il fit un signe vers Septach Melayn – nous sommes également en présence de votre porte-parole.
— Oui. Oui, bien sûr. C’est une affaire sérieuse et qui réclame du sérieux… Je vous en prie, Dekkeret prenez quelques jours pour réfléchir à tout ceci.
Prestimion sourit pour la première fois au cours de cette réunion.
— Du moment que vous choisissez une voie qui me débarrasse de Mandralisca.
Fulkari dut se rendre immédiatement compte, lorsque Dekkeret revint dans leur appartement, à l’étage en dessous de celui de Prestimion, de l’effet qu’avait eu sur lui l’entretien avec le Pontife. Elle lui versa rapidement une coupe de vin et attendit sans rien dire pendant qu’il la buvait d’un trait.
— Il y a des problèmes, n’est-ce pas ? dit-elle ensuite.
— Apparemment, oui.
Il pouvait à peine se résoudre à en parler. Il se sentait un peu étourdi par la lassitude, la faim et la fatigue causée par cet entretien bizarre et tendu.
— À Zimroel ?
— À Zimroel, oui.
Fulkari le dévisageait étrangement. Il n’avait jamais vu un air de si profonde inquiétude dans ses beaux yeux gris. Dekkeret savait qu’il devait être effrayant à voir. Tout son corps était crispé. Il avait des élancements derrière les yeux. Les muscles de ses joues étaient douloureux : trop de sourires hypocrites, supposa-t-il. Il accepta une deuxième coupe de vin et la but presque aussi vite que la première.
— Veux-tu en parler ? s’enquit-elle doucement, lorsqu’un moment se fut écoulé en silence.
— Non. Je ne peux pas. Je ne le peux pas, Fulkari. Il s’agit de hautes affaires d’État.
Dekkeret était à présent devant la fenêtre et lui tournait le dos, regardant dans la nuit. Toute la mystérieuse beauté de la cité de Stoien se déployait devant lui, les bâtiments élancés sur leurs hauts socles de brique, les variations de niveau, les collines artificielles s’élevant au loin, l’éblouissante profusion de la végétation tropicale, Fulkari, quelque part à l’autre bout de la pièce, ne dit rien. Il savait qu’il l’avait blessée par la dureté de ses paroles. Elle était après tout sa compagne dans la vie. Elle n’était pas encore son épouse, mais elle le serait, dès que les pressions de cette crise inattendue se relâcheraient suffisamment longtemps pour qu’un mariage royal puisse avoir lieu. Et cependant, il lui avait parlé comme si elle n’était qu’une simple passade pour la soirée, avec laquelle il était inimaginable de partager la moindre information sur ce qui s’était passé entre le Pontife et le Coronal. Il prit conscience qu’il lui demandait de supporter tous les fardeaux d’une épouse royale sans la mettre dans le secret des défis quotidiens de ses fonctions.