Il laissa passer quelques instants.
— Très bien, dit-il alors. Ça ne rime à rien de te le cacher. Prestimion est si bouleversé par cette histoire avec Mandralisca, cette rébellion, qu’il compte la réprimer par la force. Il parle d’envoyer une armée à Zimroel pour l’écraser. Sans même lancer d’ultimatum, si je l’ai bien compris : juste envahir et attaquer.
— Et tu n’es pas d’accord, c’est cela ?
Dekkeret se retourna pour lui faire face.
— Évidemment que je ne suis pas d’accord ! Qui conduirait cette armée, à ton avis ? Qui aurait la charge de faire débarquer les troupes à Piliplok, puis de remonter le fleuve jusqu’à Ni-moya ? Ce n’est pas Prestimion qui le fera, Fulkari. Ce n’est pas Prestimion qui se tiendra devant les portes de Ni-moya, exigera qu’on les lui ouvre, et devra les faire fracasser dans le cas contraire.
Elle le regardait à présent avec sérieux et assurance.
— Bien sûr, dit-elle d’une voix calme. De telles fonctions seraient la responsabilité du Coronal. Je le comprends.
— Et crois-tu que le peuple de Zimroel va saluer une armée d’invasion les bras ouverts, avec affection et effusions ?
— Ce serait une sale histoire, je suis d’accord, Dekkeret. Mais quelle alternative y a-t-il ? Je sais une partie de ce que Dinitak t’a rapporté : le casque que cet homme, ce Mandralisca, utilise, ce qu’il fait avec, la façon dont il a incité ces cinq horribles frères à proclamer l’indépendance de Zimroel. Que peut faire d’autre le Pontife, face à une rébellion ouverte, que d’envoyer une armée pour redresser la situation ? Et s’il y a des victimes… eh bien, que peut-on y faire ? L’État doit être protégé.
C’était à présent lui qui la dévisageait.
Il était là en présence d’une Fulkari qu’il n’avait jamais entièrement vue auparavant ; lady Fulkari de Sipermit, une femme de haute lignée aristocratique, qui faisait remonter ses ancêtres de génération en génération jusqu’à lord Makhario. Naturellement, elle ne trouvait rien de mal à écraser la rébellion des Sambailid par le recours à la force armée. Il lui apparut avec la force brutale de la révélation, qu’après toutes ces années de vie au Château, même après être lui-même devenu Coronal, il voyait pour la première fois, discernait réellement la différence essentielle entre les aristocrates du Mont et un roturier comme lui.
Mais il n’en dit rien.
— Je ne veux pas faire la guerre à Zimroel, répondit-il simplement. Je ne veux pas tuer d’innocentes personnes. Je ne veux pas brûler des villes et des villages. Je ne veux pas abattre les portes de Ni-moya.
— Et Mandralisca ?
— Doit être arrêté. Détruit, pour employer les mots de Prestimion. Je n’ai rien à redire à cela. Mais je veux trouver un autre moyen d’y parvenir, autrement qu’en menant une guerre totale contre le peuple de Zimroel.
Dekkeret regarda du côté du buffet et du reste de vin, mais décida de ne pas prendre une troisième coupe.
— Je vais faire chercher Dinitak. J’ai besoin de discuter avec lui.
— Maintenant ? demanda Fulkari, en lui accordant un regard de feinte horreur.
— Il aura des conseils précieux à me donner. Il est ce que j’ai de plus proche d’un Haut Conseiller, en ce moment, Fulkari.
— Tu m’as moi, également. Et je te donne ce haut conseil : il y a maintenant deux heures et demie que nous sommes arrivés ici, ou un peu plus, et nous n’avons toujours pas réussi à trouver le temps de manger quelque chose. La nourriture est une bonne solution lorsque l’on a faim. La nourriture est importante. La nourriture est une notion agréable.
— Nous l’inviterons à se joindre à nous, dans ce cas.
— Non, Dekkeret ! Non.
— Qu’est-ce que c’est ? Avons-nous là une provocation ouverte ? dit-il, plus amusé qu’ennuyé par son audace.
Les yeux de Fulkari aussi brillaient d’une lueur d’amusement.
— Ce pourrait bien être le mot. En dehors de cette pièce, tu es mon Coronal lord, oui, mais ici… ici… oh, Dekkeret, ne sois pas si bête ! Tu ne peux pas être Coronal à chaque instant de la journée. Même un Coronal a besoin d’un peu de repos, et nous avons voyagé tout le jour. Tu es trop fatigué pour réfléchir correctement à la situation, ou pour en discuter avec Dinitak. Je propose que nous nous fassions préparer à souper, enfin. Puis que nous allions au lit.
Une nouvelle sorte d’éclat apparut dans son regard.
— Que nous dormions là-dessus. Prions pour un rêve utile. Tu pourras parler à Dinitak dans la matinée.
— Mais Prestimion espère…
— Chut.
Elle mit sa main sur sa bouche. Elle s’appuya contre lui et, malgré lui, il la prit dans ses bras et fondit dans son étreinte. Elle leva ses lèvres vers les siennes. Il fit descendre ses mains sur son dos doux et lisse.
Fulkari a raison, pensa-t-il. Rien n’exige que je sois Coronal à chaque instant de la journée.
Dinitak peut attendre. Prestimion peut attendre. Et Mandralisca aussi peut attendre.
Pendant la nuit, alors que Dekkeret dormait, des fragments de souvenirs remontèrent du fin fond de sa mémoire et vinrent danser dans son esprit, de petits morceaux du passé récent qui paraissaient tenter de s’assembler en un tout cohérent.
Il est à Shabikant, à genoux devant les deux arbres oracles, les très vieux Arbres du Soleil et de la Lune. Et de ces arbres montent les sons les plus faibles, un son lointain, grinçant, rouillé, comme si les arbres, après des siècles de silence, essayaient une fois de plus de rassembler leurs forces pour parler au roi nouvellement couronné et lui dire quelque chose qu’il doit savoir.
* * *
Il est à Kesmakuran, dans le tombeau du premier Pontife, Dvorn, cette fois-ci agenouillé devant l’immense statue souriante de l’ancien monarque, et la douce brume de fumée des herbes brûlant dans le trou devant lui lui emplit les poumons et envahit son esprit, il ferme les yeux et entend une voix dans sa tête lui parler d’une façon étrange, sans paroles, lui dire avant de se dissoudre en un boum, boum, boum, sans signification, qu’il est destiné à apporter un grand changement, qu’il accomplira une transformation du monde presque aussi formidable que celle qu’a accomplie Dvorn lui-même lorsqu’il a créé le Pontificat.
* * *
Il est sur la place du marché de Thilambaluc, lui et Dinitak, et un astrologue de marché miteux dit l’avenir à Dinitak pour le prix de cinquante pesants, mais le diseur de bonne aventure a à peine commencé quand les yeux lui sortent de la tête sous le coup de l’horreur et de la peur, il remet brutalement ses pièces dans la main de Dinitak, en prétendant ne pas pouvoir faire de prédiction sur son avenir et ne pas vouloir prendre son argent, puis s’éloigne rapidement en courant. « Je ne comprends pas, dit Dinitak. Suis-je si effrayant ? Qu’a-t-il vu ? »
* * *
Il erre seul dans le Château, les premiers jours de son règne, il se tient devant la salle des jugements qu’a fait construire lord Prestimion et le mage Su-suheris Maundigand-Klimd arrive vers lui, lui demande une audience privée et lui dit qu’il a eu une révélation mystérieuse dans laquelle il a vu les Puissances du Royaume réunies devant le Trône de Confalume pour accomplir un rituel de grande importance, mais une mystérieuse quatrième Puissance était présente dans la vision du Su-suheris à côté du Pontife, du Coronal et de la Dame de l’île. Dekkeret en reste perplexe, car comment peut-il y avoir une quatrième Puissance du Royaume ? Et Maundigand-Klimd déclare : « J’ai un autre détail à ajouter, monseigneur. » L’aura de cette inconnue quatrième porte également l’empreinte d’un membre de la famille Barjazid, dit le Su-suheris.