Dans l’esprit en train de rêver de Dekkeret, ces fragments de souvenirs tournèrent encore et encore, jusqu’à ce que soudain, ils s’assemblent en un unique enchaînement et que le dessin devienne clair : le son mystérieux et lointain venant d’un mouvement dans les racines des arbres oracles, les propos sans paroles de la statue du premier Pontife, la peur dans les yeux de l’astrologue du marché, la révélation faite à Maundigand-Klimd…
Oui.
Il s’assit d’un seul coup, complètement réveillé, aussi éveillé qu’il l’avait jamais été, le cœur battant, la sueur coulant de chacun de ses pores.
— Une quatrième Puissance ! s’écria-t-il. Un Roi des Rêves ! Oui ! Oui !
Fulkari, couchée à côté de lui, s’agita et ouvrit les yeux.
— Dekkeret ? demanda-t-elle confusément. Que se passe-t-il, Dekkeret ? Quelque chose ne va pas ?
— Debout ! Prends un bain, habille-toi, Fulkari ! Je dois parler immédiatement à Dinitak.
— Mais nous sommes au milieu de la nuit. Tu as promis, Dekkeret…
— J’ai promis de dormir là-dessus et de prier pour un rêve utile. C’est ce que j’ai fait, et le rêve est venu. Et m’a apporté quelque chose qui ne peut attendre jusqu’à demain matin.
Il était sorti du lit et cherchait son peignoir. Fulkari était à présent assise, clignant des yeux et se frottant les paupières, marmonnant entre ses dents. Il l’embrassa légèrement sur le bout du nez et partit dans le couloir trouver le maître d’hôtel de nuit.
— Allez me chercher Dinitak Barjazid, cria Dekkeret. Je veux le voir à l’instant !
Dinitak ne mit pas longtemps à arriver. Il était entièrement habillé et parfaitement réveillé. Dekkeret se demanda s’il avait même dormi. Dinitak était un tel ascète, dans tant de domaines : le sommeil devait lui paraître une perte de temps.
— Je t’aurais fait venir aussitôt après avoir vu Prestimion, commença Dekkeret, mais Fulkari a su me convaincre d’attendre d’avoir eu la possibilité de me reposer un peu. Ce qui était aussi bien.
Rapidement, il esquissa pour Dinitak un résumé de sa conférence avec Prestimion la nuit précédente. Dinitak ne parut surpris de rien, ni de la haine non dissimulée de Prestimion envers Mandralisca, ni du farouche désir du Pontife d’anéantir la rébellion des Sambailid par la force des armes. C’était, dit-il, exactement ce à quoi l’on pouvait s’attendre de la part d’un homme qui avait été éprouvé par le clan Sambailid autant que le Pontife Prestimion l’avait été.
— Je te le dis franchement, je déteste l’idée de partir en guerre contre Zimroel, déclara Dekkeret. La Dame Taliesme y sera certainement opposée aussi. Je pense que Prestimion ressent secrètement le même sentiment.
— Je soupçonne qu’il est possible que vous ayez raison sur ce point. Il n’a pas de passion pour la guerre.
— Mais il est si inquiet des attaques contre sa propre famille que l’oblitération de Mandralisca est sa plus haute priorité et il ne se soucie pas de la façon de procéder. Allez à Zimroel, Dekkeret, m’a-t-il dit. Prenez la plus grande armée possible. Redressez la situation là-bas. Et détruisez Mandralisca. La guerre, voilà ce qu’il veut, Dinitak. J’ai espoir de pouvoir fléchir sa décision à ce sujet.
— Vous devrez lutter sur ce point, à mon avis.
— Je le pense aussi. Le Pontife n’est pas réputé pour sa patience. Il a l’impression que son règne en tant que Coronal a été entaché par les complots de ses ennemis, et il croit, sans doute avec raison, que cet homme, ce Mandralisca, était derrière la plupart, voire derrière tous ces ennuis. Maintenant que les problèmes ont à nouveau éclaté, il veut être débarrassé de Mandralisca, une bonne fois pour toutes. Eh bien, qui ne le voudrait pas ? Mais la guerre, pour moi, est le dernier recours. Et c’est moi qui devrais commander les troupes, après tout, pas Prestimion.
— Cela ne lui importerait pas. Vous êtes le Coronal. Le Pontife décrète la politique, et le Coronal exécute les décrets. Il en a toujours été ainsi.
Dekkeret haussa les épaules.
— Néanmoins, si je peux éviter cette guerre, je le ferai, Dinitak. J’irai à Zimroel, oui. Et je veillerai à ce qu’il soit mis fin aux jours de ce fauteur de troubles de Mandralisca, exactement comme le souhaite Prestimion. C’est de ce qui se produira après que Mandralisca sera éliminé de la scène que je veux discuter avec toi maintenant.
La porte de la chambre s’ouvrit et Fulkari en sortit, vêtue d’une belle robe de matinée verte. Elle accorda un aimable sourire à Dinitak, comme pour lui signifier qu’elle ne voyait rien de mal à ce que Dekkeret tienne une conférence politique à cette heure de la nuit. Dekkeret lui fit un clin d’œil reconnaissant. Tranquillement elle s’assit sur un fauteuil près de la fenêtre. Les faibles premières lueurs pourpres de l’aube étaient visibles à l’est.
— Pacifiquement ou autrement, dit Dekkeret, le problème Mandralisca a été résolu, supposons-nous. L’insurrection des cinq Sambailid a été contenue, et on leur a fait comprendre qu’ils feraient mieux de ne plus avoir de telles idées à l’avenir. Sans Mandralisca pour réfléchir à leur place, ils ne le feront sans doute pas. Très bien. La question qui reste posée, Dinitak, est celle-ci : que pouvons-nous faire pour éviter l’émergence de futurs Mandralisca ? Lui et son maître Dantirya Sambail ont apporté au monde une génération entière de conflits. Nous ne pouvons pas laisser une telle situation se produire à nouveau. Et ainsi… une idée, une idée très étrange, au milieu de la nuit…
13
— Vous êtes duc ? demanda le Changeforme, alors que Thastain le raccompagnait hors du bureau de Mandralisca. Véritablement duc ? Vous êtes si jeune pour être duc.
Thastain grimaça.
— Cela l’amuse de m’appeler ainsi. Ou comte, parfois : il m’appelle aussi comme ça. Je ne suis ni duc, ni comte, ni quoi que ce soit, cependant. Mon père était fermier dans un endroit appelé Sennec, à l’ouest d’ici. Il est mort, nous n’avons pas pu régler les dettes et avons perdu la ferme, alors je suis entré au service des Cinq Lords.
— Mais il vous appelle duc, répéta Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp. Vous êtes le fils d’un fermier, et il vous appelle duc. Ce n’est qu’une plaisanterie, dites-vous. Une plaisanterie bizarre, voilà ce que je pense. Cela paraît presque être une sorte de raillerie. Je ne saisis pas les plaisanteries humaines. Mais, enfin, pourquoi le devrais-je ? Suis-je le moins du monde humain ?
— Seulement sous votre apparence actuelle, répondit Thastain. Mais naturellement, ça peut changer… Par ici, monsieur. Descendons ces marches, si vous le voulez bien.
Je suis en train d’avoir une conversation polie avec un Métamorphe, pensait-il, abasourdi. Je viens de l’appeler « monsieur ». La vie est pleine de surprises, semble-t-il.
Une fois son entretien avec Mandralisca terminé, l’ambassadeur de la Danipiur, car c’était ce qu’il était, comprit Thastain, l’ambassadeur de la reine des Changeformes, avait repris son apparence humaine d’emprunt pour le trajet de retour vers son logement. Il était donc de nouveau un homme aux longues jambes et à l’aspect singulier, qui marchait comme s’il n’avait appris à le faire que la semaine précédente, et parlait avec un accent épais et sourd que Thastain avait bien du mal à comprendre. Il lui semblait que Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp avait l’air presque aussi étrange sous son apparence pseudo-humaine que sous sa propre forme.