Выбрать главу

Comme n’importe quel garçon de ferme du nord de Zimroel, Thastain avait été élevé dans la crainte et l’horreur des Changeformes. Ils étaient les redoutables êtres étrangers des jungles de Piurifayne au sud-est, qui bouillaient de haine à cause de la perte de leur monde au profit des envahisseurs humains, treize mille ans plus tôt, et ne seraient jamais en repos avant d’en avoir récupéré le contrôle d’une façon ou d’une autre. Bien que lord Stiamot les ait confinés dans leur réserve de la forêt tropicale, tout le monde savait que leur aptitude à changer de forme leur permettait de se glisser hors de Piurifayne à volonté et de se mêler secrètement aux humains, pour accomplir toutes sortes de dégâts : empoisonner les puits, voler les montures et les blaves, kidnapper des bébés et les élever comme des esclaves dans leurs villages de la jungle. Du moins, telles étaient les histoires qui avaient bercé l’enfance de Thastain.

Il n’avait jamais parlé à un Métamorphe auparavant, pas en toute connaissance de cause. Il n’en avait même jamais vu de près. Et à présent : Par ici, monsieur. Descendons ces marches, si vous le voulez bien. Merveille des merveilles. Par ici, monsieur.

Ils émergèrent de la procuratie dans la lumière vive et claire d’une nouvelle journée parfaite à Ni-moya. L’hostellerie où Mandralisca logeait ses visiteurs venus d’une autre ville était à dix minutes à pied du fleuve : en haut de la colline, au-delà du quartier général du Mouvement, et de l’immeuble d’habitation où vivait Thastain, tourner à gauche, entrer dans un passage souterrain qui devenait rapidement un large escalier de pierre montant au niveau supérieur des terres. Et l’hostellerie était là, une grande tour blanche, semblable à la plupart des immeubles de ce quartier de Ni-moya, s’élevant au milieu d’une rangée de tours similaires qui formaient une solide phalange le long de l’artère connue sous le nom de Boulevard Nissimorn. Quatre des Cinq Lords avaient des hôtels particuliers plus loin sur le Boulevard Nissimorn, où les tours d’habitation cédaient place aux résidences privées des personnes fortunées. Tout le monde connaissait le Boulevard Nissimorn. C’était une rue si célèbre que la première fois qu’il l’avait vue, Thastain s’était demandé si ses pieds allaient se mettre à fourmiller lorsqu’ils entreraient en contact avec la chaussée.

— Le comte Mandralisca vous tourne en ridicule, poursuivit le Métamorphe alors qu’ils gravissaient l’escalier de pierre, et cependant vous faites partie des personnes les plus importantes pour lui. N’est-ce pas exact que vous êtes un des ses proches assistants ?

— L’un des plus proches. Vous avez vu à l’instant les deux autres. Jacomin Halefice, Khaymak Barjazid et moi : nous constituons son cercle d’intimes, les gens auxquels il fait le plus confiance.

C’était la vérité, plus ou moins, songea Thastain. Le comte était davantage à l’aise avec Halefice, Barjazid et lui qu’avec n’importe qui d’autre. Il leur avait confié des détails qu’il avait tenus secrets à tout autre sur sa vie, son enfance, son père, son service auprès de Dantirya Sambail. Cela devait signifier une certaine intimité.

Mais Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp continua, surprenant Thastain par l’acuité de sa perception.

— Vous êtes les gens auxquels il fait le plus confiance, d’accord, mais à quel point vous fait-il confiance ? À vous ou à quiconque ? Et quelle confiance lui accordez-vous ?

— Je ne peux rien répondre à ces questions, monsieur.

— C’est un homme difficile, à mon avis, votre comte Mandralisca. Fier, soupçonneux, dangereux. Il nous offre une alliance. Il nous fait des promesses.

Thastain comprit ce qui allait suivre. Il conserva un silence gêné.

— Nous n’avons pas eu de chance avec les promesses des gens de votre peuple par le passé, dit le Changeforme. Il y a eu des Pontifes et des Coronals qui nous ont juré de rendre nos vies plus agréables, de nous accorder tel ou tel privilège qui nous avait été ôté par lord Stiamot, de nous permettre de sortir librement de nos territoires. Vous voyez comment nous vivons aujourd’hui.

— Le comte Mandralisca n’est ni Pontife ni Coronal. Ce qu’il cherche est la libération du peuple de ce continent de l’autorité de tels rois. Il veut dire tous les peuples de ce continent, y compris le vôtre.

— Peut-être bien, dit le Changeforme. Diriez-vous que votre comte Mandralisca est un homme honorable ?

Honorable ?

Ce terme n’était pas le premier qui viendrait à l’esprit pour décrire Mandralisca, songea Thastain. Insensible, oui. Cruel, peut-être. Effrayant. Farouche. Déterminé. Sans pitié. Mais honorable ? Honorable ? Thastain avait connu quelques hommes indiscutablement honorables lorsqu’il vivait à Sennec, des hommes bons, forts, simples, dont la parole valait un contrat. Liaprand Strume, par exemple, le commerçant, qui accordait toujours un crédit plus important à quelqu’un en difficulté. Safiar Syamilak, le régisseur de son père, le gardien dévoué de leurs terres. Et le grand homme à la barbe rousse, de la ferme juste en amont de la leur, celui qui s’était brisé le dos en soulevant la charrette qui était tombée sur ce petit garçon, Gheivir Maglisk, c’était son nom. Trois hommes honorables, aucun doute là-dessus. Il était difficile de voir ce que le comte Mandralisca avait en commun avec ces trois-là.

D’un autre côté, ce n’était pas à lui de parler durement du comte Mandralisca à ce Métamorphe, ou à n’importe qui d’autre. C’était au service de Mandralisca qu’il était, pas à celui du Métamorphe. Si cette créature voulait découvrir à quel point Mandralisca était ou non digne de confiance, il devrait le faire tout seul.

— Le comte est un homme extraordinaire, répondit finalement Thastain.

Ce n’était pas un mensonge, ça.

— Quand ce pays qui est le nôtre sera libéré de l’oppression des Pontifes, vous verrez comment le comte Mandralisca tient ses promesses.

Ce qui était également la vérité, pour ce qu’elle valait.

— Regardez de ce côté, monsieur, reprit Thastain, tentant désespérément une diversion. La façon dont la lumière du début de l’après-midi frappe le Boulevard de Cristal.

— C’est très beau, oui, dit Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp d’une voix voilée, en abritant ses étranges yeux du flot éclatant et brillant que renvoyaient des batteries de réflecteurs tournants depuis les pavés luisants du Boulevard de Cristal. C’est la plus belle des cités, votre Ni-moya. Je suis reconnaissant au comte Mandralisca de m’avoir permis de venir ici. Mon espoir est qu’un jour je puisse amener les membres de mon clan la voir aussi, lorsque votre comte aura gagné sa guerre contre le Pontife et le Coronal. Car telle est sa promesse, que nous aurons le droit de venir.

— Telle est sa promesse, oui, convint Thastain.

Jacomin Halefice se trouvait dans le bâtiment du quartier général du Mouvement lorsque Thastain y revint après avoir raccompagné le Changeforme à son hostellerie. Thastain fut heureux de le voir. Récemment, une sorte d’amitié s’était fait jour entre Thastain et l’aide de camp, fondée, apparemment, sur les craintes d’Halefice que Khaymak Barjazid ne le supplante dans l’affection de Mandralisca. Halefice, savait Thastain, connaissait depuis longtemps Mandralisca : depuis l’époque où tous deux étaient au service de Dantirya Sambail. Ils avaient combattu ensemble contre l’armée de Prestimion lors de la rébellion du Procurateur.

Mais c’était Barjazid, que Mandralisca ne connaissait que depuis peu, qui contrôlait les casques si fondamentaux. Souvent, désormais, le comte paraissait favoriser le petit homme de Suvrael plutôt qu’Halefice ; et ainsi, manifestement, Halefice avait décidé de cultiver l’amitié du jeune et rapidement montant Thastain, formant une alliance non déclarée contre tout nouvel accroissement de l’influence de Khaymak Barjazid auprès de Mandralisca.