— L’expression par laquelle ils nous désignent. Le comte fait peut-être une sérieuse erreur, s’il accorde une trop grande confiance à la bonne volonté de ses nouveaux amis Métamorphes… Mais bien entendu, nous n’avons pas cette discussion, Thastain. Nous sommes simplement là pour déguster nos saucisses.
— En vérité, dit Thastain.
Et il songea : ainsi Halefice croit lui aussi que Mandralisca et Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp se défient l’un de l’autre ? Il a sûrement raison à ce sujet. Ils sont de la même espèce, d’une certaine façon : des serpents glissants et traîtres, exactement comme Halefice le dit. Eh bien, ils ont l’un et l’autre ce qu’ils méritent.
Mais est-ce que je mérite l’un d’eux ?
14
— Une réunion au petit déjeuner, voilà ce qu’il veut, dit Prestimion. Une discussion de la plus haute priorité, dit-il, juste nous deux, le Pontife et le Coronal ensemble. Ni Septach Melayn, ni Gialaurys, ni même toi, Varaile. Et la nuit dernière seulement, il demandait davantage de temps pour préparer son plan d’invasion, parce qu’il travaille sans Haut Conseiller. Qu’a-t-il pu lui arriver pendant la nuit, à ton avis ?
Varaile sourit.
— Il te connaît très bien, Prestimion. Il sait combien tu apprécies peu ce genre de délais.
— Je ne crois pas que ce soit cela. Je suis peut-être un homme impatient, impulsif, mais Dekkeret ne l’est certainement pas. Et là, je ne l’ai pas pressé, pour une fois. J’ai admis, hier, qu’il serait bon qu’il prenne trois ou quatre jours pour réfléchir à la situation. Au lieu de quoi il revient vers moi dès le matin suivant. Il doit y avoir une raison à cela. Et je ne suis pas sûr qu’elle va me plaire lorsque je découvrirai de quoi il retourne.
La réunion se tint dans une salle à manger privée, adjacente aux appartements du Pontife, du côté est du bâtiment, face à la glorieuse lumière matinale du soleil vert doré. Sur l’ordre de Prestimion, le repas avait été servi en une seule fois, plateaux de fruits, poisson fumé, une pile de gâteaux de stajja bruns sucrés, un vin léger de petit déjeuner. Ni l’un ni l’autre n’y toucha beaucoup. Dekkeret paraissait être d’humeur très étrange, tendu, extrêmement crispé, et avec cependant les yeux brillants, une expression bizarrement exaltée dans le regard, comme s’il avait eu une vision d’extase au cours de la nuit.
— Laissez-moi vous expliquer mon plan, commença-t-il, lorsque les brèves amabilités mondaines furent terminées. Avec les modifications que j’y ai apportées, conséquences d’une nuit de réflexion.
Il y avait quelque chose de quasi théâtral dans la façon dont Dekkeret avait fait cette déclaration. Prestimion en fut perplexe.
— Poursuivez, dit-il.
— Ce queje me propose, dit Dekkeret, est d’entreprendre immédiatement le premier Grand Périple de mon règne. Cela me donnera un prétexte pratique et qui ne prête pas à controverse pour me rendre à Zimroel. Puisque je suis déjà ici sur la côte occidentale, j’annoncerai qu’il s’agit de ma première étape. Je me mettrai en route dès que possible. Je voguerai directement jusqu’à Piliplok, remonterai le Zimr jusqu’à Ni-moya, continuerai dans les lointaines terres occidentales, en faisant halte à Dulorn, Pidruid, Narabal, Til-omon, toutes ces cités de l’Ouest où « lord Dekkeret » n’est rien d’autre qu’un nom.
Il s’interrompit alors, comme pour donner à Prestimion une chance de manifester son approbation.
— Je vous rappelle, Dekkeret, qu’il y a une insurrection là-bas, objecta Prestimion, de plus en plus abasourdi par les paroles et l’attitude du Coronal. Ce dont nous avons parlé hier était que vous envahissiez Zimroel avec une armée importante, afin de réprimer ce soulèvement. Une campagne de guerre contre les rebelles qui défient notre autorité. La guerre. C’était un événement très différent d’un Grand Périple.
— Prestimion, c’est vous qui avez parlé d’une invasion, répondit sereinement Dekkeret. Je ne l’ai jamais fait. Envahir Zimroel, lever la main pour faire la guerre à son peuple, qui est mon peuple : ce ne sont pas des politiques sur lesquelles je peux être d’accord.
— Ainsi vous vous opposez à l’idée de traiter cette rébellion par la force ?
— On ne peut plus catégoriquement, Majesté.
Prestimion sentit le sang commencer à bouillir dans ses veines. Il était autant ébahi par l’air d’aimable et calme assurance de Dekkeret que par la franche insubordination exprimée par ses paroles.
Il se contrôla avec quelques efforts.
— Je pense que vous n’avez pas le choix, monseigneur. Comment pouvez-vous ne serait-ce que penser à un Grand Périple sous la forme habituelle en une telle époque ? Pour ce que vous en savez, vous arriverez à Piliplok et découvrirez qu’ils ont juré allégeance à l’un de ces frères Sambailid, l’ont acclamé comme Procurateur, ou peut-être même comme Pontife, et ne vous laisseront pas débarquer. Imaginez la scène : le Coronal de Majipoor repoussé au port ! Que ferez-vous alors, Dekkeret ? Ou bien vous irez jusqu’à Ni-moya et le fleuve sera bloqué par une flotte hostile, et on vous dira que vous êtes en territoire Sambailid et n’êtes pas le bienvenu. Et ensuite ? Ne considérerez-vous pas cela comme un motif de guerre ?
— Pas nécessairement. Je leur rappellerai l’alliance qui engage leur loyauté.
Prestimion le regarda fixement.
— Et s’ils vous rient au nez, quel genre d’action entreprendrez-vous ?
— Je vous ai promis, Prestimion, de faire tout ce qui devrait être fait afin de restaurer l’autorité de la loi à Zimroel. J’ai l’intention de tenir cette promesse.
— Par des mesures qui cependant ne vont pas jusqu’à la guerre totale.
— Je n’ai jamais dit ça. J’aurai des troupes avec moi. Je les utiliserais si je le devais. Mais je ne pense pas qu’une guerre sera nécessaire.
— Si je vous dis que je la considère comme la seule solution, nous nous retrouverons en conflit direct, vous et moi, n’est-ce pas ?
Prestimion parlait toujours sur un ton mesuré, mais sa colère enflait de seconde en seconde. C’était un événement qu’il n’avait jamais imaginé. Au cours de toutes ces années, depuis l’émergence de Dekkeret comme choix évident de prochain Coronal, Prestimion n’avait jamais pensé que Dekkeret et lui pourraient ne pas partager la même opinion sur une quelconque grande question d’État. Voir son propre protégé s’élever contre lui en temps de crise semblait être l’ultime trahison.
— Je ne saurais que trop vous recommander de repenser à ce que vous venez de déclarer.
— Vous êtes le Pontife, Majesté. Je vous obéis en toute chose et le ferai toujours. Mais je vous le dis, Prestimion, je m’oppose à votre guerre de toute mon âme.
— Ah ! fit Prestimion. De toute votre âme.
Prestimion ne s’était pas senti aussi déconcerté depuis le moment, longtemps auparavant, où il avait regardé le fils de Confalume, Korsibar, placer la couronne de la constellation sur sa propre tête, de ses propres mains, et se proclamer roi. Qu’est censé faire le Pontife, se demanda-t-il, lorsque son Coronal lui renvoie ses ordres au visage ? Confalume ne l’avait pas préparé à une telle situation. Soudain, Prestimion vit la relation entre lui en sa qualité de Pontife et Dekkeret en celle de Coronal telle que devait l’avoir vue le vieillissant et de plus en plus incompétent Confalume, cédant à contrecœur le pouvoir au jeune et énergique lord Prestimion, à sa propre époque.
Il lutta pour contenir sa colère montante. Encore un instant et il se mettrait à hurler et tempêter. Cela ne devait pas se produire. Pour gagner du temps, il rompit un gâteau de stajja en deux, le grignota sans intérêt et le fit passer avec du vin doré frais.