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— Je me demande s’il est réellement enterré ici, fit Dekkeret, alors qu’ils observaient d’en haut l’antique tombeau.

Des gens d’Alaisor se déplaçaient entre les obélisques, répandant des poignées de fleurs de couleurs vives. La tombe était ornée de fleurs fraîches chaque jour.

— Et d’ailleurs, a-t-il même jamais existé ?

— Ainsi tu doutes aussi de lui, de la même façon dont tu doutais de Dvorn lorsque nous étions devant son tombeau ?

— La question est la même. J’admets que quelqu’un dont le nom était Dvorn a probablement été Pontife à une époque ou à une autre, il y a longtemps. Mais était-il celui qui a fondé le Pontificat ? Qui le sait ? Cela se passait il y a treize mille ans ; au bout de tant d’années, disposons-nous d’un moyen sûr pour distinguer l’Histoire du mythe ? De même pour lord Stiamot : tout ça remonte à si longtemps que nous ne pouvons être sûrs de rien.

— Comment peux-tu parler ainsi ? Il a vécu il y a seulement sept mille ans. Sept c’est très différent de treize. Par rapport à Dvorn, il est presque notre contemporain !

— Vraiment ? Sept mille ans… treize mille ans… ce sont des nombres incroyables, Fulkari.

— Alors, il n’y a jamais eu de lord Stiamot ?

Dekkeret sourit.

— Oh, d’accord, il y a eu un lord Stiamot. Et soit lui, soit quelqu’un du même nom, a probablement été celui qui a vaincu les Métamorphes et les a envoyés vivre à Piurifayne, j’imagine. Mais est-ce l’homme qui est enterré sous ces obélisques noirs ? Ou bien, a-t-on simplement enterré quelqu’un ici, il y a cinq ou six mille ans, quelqu’un d’important à cette époque, et petit à petit, l’idée s’est répandue que la personne dans cette tombe était lord Stiamot ?

— Tu es terrible, Dekkeret !

— Seulement réaliste. Crois-tu que le véritable Stiamot ressemblait en quoi que ce soit à l’homme que nous décrivent les poètes ? Le héros surhumain, traversant la planète d’un bout à l’autre, de la façon dont toi ou moi traverserions la rue ? D’après moi, le lord Stiamot du Livre des Changements est une fable à quatre-vingt-quinze pour cent.

— Et penses-tu que la même chose t’arrivera ? Le lord Dekkeret des poèmes qui seront écrits dans cinq mille ans sera-t-il une fable à quatre-vingt-quinze pour cent ?

— Bien sûr. Lord Dekkeret et lady Fulkari aussi. Quelque part dans Le Livre des Changements, Aithin Furvain déclare lui-même que Stiamot entendit un jour quelqu’un chanter une ballade sur l’une de ses victoires sur les Métamorphes, et pleura parce que tout ce que l’on disait de lui dans cette chanson était faux. Et même cela est probablement une fable. Varaile m’a dit une fois que sur la place du marché des chansons étaient chantées sur la lutte de Prestimion contre Dantirya Sambail, et que le Prestimion qu’elles chantaient ne ressemblait absolument pas au Prestimion qu’elle connaissait. Il en sera de même pour nous un jour, Fulkari. Tu peux me faire confiance sur ce point.

Les yeux de Fulkari brillaient.

— Imagine cela : des poèmes sur nous, Dekkeret, dans cinq mille ans d’ici ! La saga héroïque de ta grande campagne contre Mandralisca et les Cinq Lords ! J’adorerais en lire un… pas toi ?

— J’adorerais savoir ce que le poète nous apprend du dénouement de la situation pour lord Dekkeret, en tout cas, dit Dekkeret, baissant sombrement les yeux vers la sépulture ancienne sur l’esplanade en contrebas. La saga s’achève-t-elle sur une fin heureuse pour le vaillant Coronal, je me le demande ? Ou bien est-ce une tragédie ?

Il haussa les épaules.

— Enfin, au moins, nous n’aurons pas à attendre cinq mille ans pour le découvrir.

Il ne fut pas possible d’échapper à une nouvelle cérémonie sur la tombe cette fois, ni à une visite du temple de la Dame au sommet des Hauts d’Alaisor, le second lieu le plus sacré de la Dame sur la planète, et un grand dîner dans la célèbre Salle des Topazes dans le palais du maire d’Alaisor, Manganan Esheriz. Puis alors que les semaines passaient, il y eut également d’autres événements officiels, en une succession étourdissante, tandis qu’Alaisor profitait pleinement du phénomène extraordinaire de la présence prolongée du Coronal en ses murs.

Mais Dekkeret passa le plus de temps possible à planifier son expédition à Zimroel : le débarquement à Piliplok, la remontée du Zimr, l’entrée à Ni-moya. Il apprit les noms des fonctionnaires locaux, il étudia les cartes, il chercha à identifier les poches d’agitation potentielle sur la route. L’astuce consisterait à arriver à la tête d’une immense armée, tout en continuant à entretenir l’illusion qu’il ne s’agissait que d’un pacifique Grand Périple, entrepris dans le but de présenter le nouveau Coronal à ses sujets occidentaux. Bien entendu, s’il trouvait une armée rebelle l’attendant lorsqu’il débarquerait à Piliplok, ou si Mandralisca avait été jusqu’à bloquer la mer devant lui, il n’aurait d’autre choix que de répondre à la force par la force. Mais cela restait à voir.

L’été se passa. Dekkeret savait que bientôt viendrait le moment où, avec le changement de saison, les vents tourneraient et deviendraient contraires, soufflant si violemment depuis l’ouest que ce départ devrait être reporté pour de nombreux mois. Il se demanda s’il avait mal calculé la durée nécessaire, avait passé tant de temps à assembler sa flotte que l’invasion devrait être retardée jusqu’au printemps, ce qui donnerait autant de délai à ses ennemis pour se retrancher.

Mais enfin, tout sembla propice au départ, et les vents étaient toujours favorables.

Son vaisseau amiral s’appelait le Lord Stiamot. Évidemment : le héros local, le Coronal dont le nom était synonyme de triomphe. Dekkeret soupçonna que le bateau devait avoir eu précédemment un nom moins ronflant et avait été rebaptisé en toute hâte en son honneur, mais il n’y vit pas de mal.

— Que ce nom soit le présage de notre succès à venir, s’exclama Gialaurys avec une exubérance bourrue, en désignant les lettres dorées sur la coque alors qu’ils embarquaient. Le conquérant ! Le plus grand des guerriers !

— En effet, dit Dekkeret.

Gialaurys se montra également exubérant, en fait il fut le seul à l’être, lorsque le port de Piliplok fut finalement en vue, de nombreuses semaines plus tard, après une lente et venteuse traversée de la Mer Intérieure, rendue remarquable par la présence d’une grande troupe de dragons de mer qui resta tout près pendant la majeure partie du temps. Les gigantesques animaux aquatiques qui folâtraient et s’ébattaient jour après jour autour de la flotte de Dekkeret avec une alarmante espièglerie, cinglant la mer bleu-vert légèrement agitée de leur énorme nageoire caudale, s’élevant parfois au-dessus de l’eau, la queue la première, pour montrer presque en entier leur corps impressionnant. Leur spectacle était à la fois passionnant et effrayant. Mais enfin les dragons disparurent à tribord, s’évanouissant vers l’étape suivante des mystérieux trajets, quels qu’ils soient, qu’avaient coutume de suivre les dragons de mer au cours de leurs interminables tours du monde.

Puis la couleur de la mer changea, s’assombrissant en un gris boueux, car les voyageurs avaient atteint le point du large où les premières traces de sédiments et de débris déversés par le Zimr dans l’océan étaient décelables. Au cours de sa traversée de Zimroel, longue de onze mille kilomètres, l’immense fleuve charroyait des tonnes incalculables de tels matériaux vers l’est. Dans sa gigantesque embouchure large de cent kilomètres et plus, toute sa formidable charge était répandue dans la mer, la teignant sur des centaines de kilomètres depuis la côte. Voir cette tache signifiait que la cité de Piliplok ne pouvait plus se trouver bien loin.