Et enfin, le littoral de Zimroel apparut. Le promontoire crayeux d’un kilomètre et demi de haut, juste au nord de Piliplok, qui signalait l’endroit où la grande embouchure du Zimr rencontrait la mer se dressait brillamment sur l’horizon.
Gialaurys fut le premier à apercevoir la cité elle-même.
— Piliplok en vue ! brailla-t-il. Piliplok ! Piliplok !
Piliplok, oui. Une flotte hostile l’attendait-elle, se demanda Dekkeret.
Il n’en paraissait rien. Les seuls vaisseaux visibles étaient des marchands, vaquant à leurs occupations comme si de rien n’était. À l’évidence Mandralisca, à moins qu’il n’ait gardé une surprise en réserve, n’avait pas l’intention de contester au Coronal de Majipoor le droit de débarquer sur le sol de Zimroel. Défendre la totalité du périmètre du continent contre une invasion était après tout une tâche énorme, probablement au-delà des moyens des rebelles. Mandralisca devait établir une ligne plus près de Ni-moya, décida Dekkeret.
Gialaurys pouvait à peine contenir son plaisir en voyant apparaître le lieu de sa naissance. Il applaudit joyeusement.
— Ah, voilà une cité pour vous, Dekkeret ! Admirez, monseigneur ! N’est-ce pas ce que l’on appelle une cité, hein, monseigneur ?
Eh bien, il avait les meilleures raisons de sourire au spectacle de sa cité natale. Mais Dekkeret, qui s’était déjà rendu à Piliplok lors de son voyage avec Akbalik, savait à quoi s’attendre, et il salua la ville sans rien de l’allégresse du vieux Grand Amiral. Piliplok ne correspondait pas à sa conception de la beauté urbaine. C’était une cité que seuls ses habitants pouvaient aimer.
Et Fulkari eut carrément le souffle coupé de saisissement lorsqu’ils entrèrent dans le port et qu’elle la vit pour la première fois.
— Je savais qu’elle n’était pas censée être belle, mais il n’empêche, Dekkeret, il n’empêche, est-ce possible qu’un dément ait conçu cette ville ? Un mathématicien fou, amoureux de ses propres plans insensés ?
Dekkeret avait eu la même réaction, cette autre fois, et la cité n’avait pas embelli au cours des vingt et quelques années de son absence. Du point central de son superbe port se déployaient ses onze grands axes en rayons parfaitement rectilignes, traversés avec une précision infaillible par des rangées de rues incurvées. Chaque rangée délimitait un secteur à la fonction distincte : les entrepôts maritimes, le quartier commerçant, la zone d’industrie légère, les faubourgs résidentiels, et cetera, et à l’intérieur de chaque secteur, tous les bâtiments étaient du même style architectural particulier à ce secteur, chaque structure ressemblant exactement à ses voisines. Le style dominant de chaque secteur n’avait qu’un seul point commun avec le style de ses voisins, qui était qu’ils étaient tous caractérisés par une conception singulièrement lourde et laide qui accablait l’œil et oppressait le cœur.
— À Suvrael, où pratiquement aucun arbre ou arbuste des continents septentrionaux ne peut survivre à la chaleur et à la puissante lumière de notre soleil, commenta Dinitak, nous plantons ce que nous pouvons, des palmiers, de robustes plantes grasses, et même les pauvres végétaux décharnés du désert, dans le but d’apporter quelque beauté à nos cités. Mais ici, sous ce climat côtier bienveillant, où absolument n’importe quoi peut pousser, les bonnes gens de Piliplok choisissent de ne rien cultiver du tout ! Secouant la tête, il désigna le littoral.
— Voyez-vous une tige quelque part, Dekkeret, une branche, une feuille, une fleur ? Rien. Rien !
— C’est partout pareil, confia Dekkeret. Des chaussées, des chaussées et encore des chaussées. Des immeubles, des immeubles et encore des immeubles. Du béton, du béton et encore du béton. Je me souviens d’avoir vu un ou deux arbustes, la dernière fois. Sans aucun doute, ils les auront enlevés maintenant.
— Bah, nous ne sommes pas venus en tant que colons, n’est-ce pas ? fit Septach Melayn avec légèreté. Alors faisons semblant d’adorer cet endroit, si on nous le demande, et ensuite partons d’ici le plus vite possible.
— J’appuie cette motion, déclara Fulkari.
— Regardez, fit Dekkeret. Voici notre comité d’accueil.
Une demi-douzaine de vaisseaux avaient quitté le port. Dekkeret, toujours inquiet, fut soulagé de voir qu’ils n’avaient pas l’air de bâtiments militaires : il reconnut les bateaux de pêche à l’aspect étrange de Piliplok qui portaient le nom de dragonniers, somptueusement ornés de figures de proue bizarres aux longs crocs et aux sinistres queues hérissées de pointes, avec des rangées de dents blanches et d’yeux écarlates et jaunes peints de façon criarde sur les flancs, avec une mâture multiple et complexe portant des voiles noires et cramoisies, où des pavillons de bienvenue se déployaient, arborant les couleurs vert et or symbolisant l’autorité du Coronal.
Il pouvait, bien sûr, s’agir d’une manœuvre trompeuse de Mandralisca, soupçonna Dekkeret. Mais il en doutait. Et il ressentit davantage de réconfort en entendant une forte voix résonner à travers les eaux dans un tuyau acoustique, criant le salut traditionnel.
— Dekkeret ! Dekkeret ! Vive lord Dekkeret !
Il s’agissait sans conteste du grave grondement de la voix d’un Skandar. Il y avait une plus forte concentration de ces gigantesques êtres à quatre bras à Piliplok que nulle part ailleurs sur la planète. Dekkeret savait que le maire de Piliplok lui-même, du nom de Kelmag Volvol, était un Skandar.
Et c’était indiscutablement Kelmag Volvol, une immense silhouette hirsute de quelque deux mètres soixante-dix, vêtue de la tenue rouge de maire, debout sur l’étrave du premier dragonnier, faisant des bouquets de symboles de la constellation, quatre à la fois, et indiquant par signes qu’il souhaitait monter à bord du Lord Stiamot pour une discussion. S’il s’agissait d’un piège, songea Dekkeret, le maire de la cité aurait-il accepté de l’appâter de sa propre personne ?
Les deux vaisseaux amiraux s’alignèrent flanc contre flanc. Kelmag Volvol se hissa péniblement dans une nacelle de transport en osier. Une corde épaisse qui se terminait par un massif crochet à lard incurvé, normalement utilisé pour dépecer les dragons de mer, fut descendue du gréement et le crochet fut attaché à la nacelle. La corde fut ensuite montée sur des poulies afin que la nacelle contenant le maire Kelmag Volvol puisse être hissée et passée par-dessus le bastingage. Lentement et régulièrement elle traversa l’espace séparant les vaisseaux, Kelmag Volvol restant tout ce temps bien droit et solennel, puis le déposa adroitement à côté du cabestan de proue sur le Lord Stiamot.
Dekkeret leva les deux mains en signe de bienvenue. L’imposant Skandar, presque une fois et demie plus grand que le Coronal, s’agenouilla devant lui et le salua à nouveau.
— Monseigneur, soyez le bienvenu à Piliplok. Notre cité se réjouit de votre présence.
Le protocole requérait à présent un échange de petits cadeaux. Le Skandar avait apporté un collier étonnamment délicat d’os de dragon habilement entrelacés, que Dekkeret mit au cou de Fulkari, et Dekkeret lui offrit un magnifique manteau de brocart de la manufacture de Makroposopos, pourpre et vert avec le monogramme et la constellation royale au centre.