Du calme. Reste calme.
Mais comment ? Dekkeret, la nouvelle venait de lui parvenir, avait débarqué en toute tranquillité à Piliplok, avec de nombreuses troupes. Et Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp était reparti à Piurifayne pour bavarder avec sa reine.
— Il est parti, dit Mandralisca, sans que j’en sois avisé ? Et pour quelle raison ? Nous avions lui et moi une importante réunion prévue aujourd’hui.
La colère montait de nouveau en un flux rouge.
— L’ambassadeur Métamorphe prend inopinément le chemin du retour sans se donner la peine de s’arrêter à mon bureau pour prendre congé du conseiller privé, et personne ne m’en informe !
— Je ne… savais pas, monsieur… je n’ai jamais pensé…
— Tu n’as jamais pensé ! Tu n’as jamais pensé ! Exactement Thastain : tu n’as jamais pensé.
Il avait voulu que les mots sonnent d’un ton glacial, mais ils sortirent en une espèce de cri rauque et étranglé. Mandralisca avait l’impression que sa tête allait exploser. Khaymak Barjazid lui avait encore dit l’autre jour qu’il était risqué d’utiliser le casque autant qu’il le faisait. Peut-être en était-il ainsi ; peut-être cela le rendait-il un peu instable, pensa-t-il. Ou peut-être s’agissait-il de la tension qu’il ressentait, à présent que l’heure de la guerre d’indépendance dont il rêvait depuis si longtemps approchait. Mais il n’avait jamais eu autant de difficultés à garder son sang-froid. Et ce n’était pas le moment de perdre sa maîtrise. Pas avec Dekkeret à Piliplok. Et l’ambassadeur Métamorphe parti.
Pour la seconde fois en une minute et demie, Mandralisca résista à ses émotions surmenées et lutta pour examiner la situation par le menu.
Le plan de fortifier la totalité de la côte contre le Coronal avait depuis longtemps été abandonné. En fin de compte, Mandralisca avait renoncé à cette idée, au motif qu’inviter le peuple de Zimroel à rejoindre les souverains de Ni-moya dans une déclaration d’indépendance générale était une chose, et que c’en était une autre de leur demander, si tôt dans le soulèvement, de véritablement lever la main sur un Coronal oint. Mieux valait laisser les Changeformes assoiffés de vengeance s’occuper de Dekkeret, avait finalement décidé Mandralisca, après des semaines de débats intérieurs. Mais soudain cette décision commençait à prendre des allures d’erreur stratégique, de pari qui tournait mal. La force des guérilleros Changeformes dont Mandralisca avait négocié le positionnement dans les forêts le long de l’itinéraire probable de Dekkeret n’existait plus. Et à présent, l’ambassadeur des Changeformes lui-même s’était évaporé. Son indispensable allié. Son arme secrète contre le gouvernement d’Alhanroel.
La Danipiur connaissait déjà l’essence de la proposition de Mandralisca, la liberté civile pour son peuple en échange de leur assistance militaire contre Dekkeret. Peut-être Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp était-il simplement rentré pour discuter avec la Danipiur des dernières affectations nécessaires pour le déploiement de troupes que demandait Mandralisca.
Peut-être.
Pourquoi, cependant, le Changeforme ne lui en avait-il pas parlé en premier lieu ? Il se passait probablement quelque chose de plus inquiétant : du style changement d’avis des Changeformes sur l’opération tout entière. Ce qui avait paru si simple auparavant commençait à présenter des défis inattendus.
Mais la colère n’était pas la réaction appropriée, il le savait. La peur, le désespoir, l’angoisse : tout ceci ne servait à rien. On était beaucoup trop tôt dans la campagne pour céder à la panique. Il y aurait toujours des surprises, des revers, des mauvais calculs.
— J’aurais dû être averti sur-le-champ, Thastain, dit Mandralisca du ton le plus doux qu’il put. Je regrette de ne pas l’avoir été. Mais on ne peut plus rien y changer maintenant, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, Thastain ?
— Non, Votre Grâce. Le plus faible murmure.
Le garçon était blême et tremblant. Il paraissait avoir le plus grand mal à soutenir le regard de Mandralisca. S’attendait-il à être frappé pour sa négligence ? La cravache, peut-être ? Mandralisca n’avait pas vu Thastain si apeuré depuis les premiers jours au quartier général dans le désert de la Plaine des Fouets.
Mais terroriser les subalternes n’avait à présent aucune utilité. Le brusque départ de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp pouvait ou non être un événement grave, même s’il ne faisait que soulever la possibilité de sérieuses complications et de confusion. Mais qu’importe ce que pouvait manigancer le Changeforme, se dit Mandralisca, il était en ce moment fort peu sensé de s’aliéner des membres de valeur de son propre personnel. Et Thastain était de valeur. Ce garçon était loyal, ce garçon était serviable, ce garçon était intelligent.
— Ce que je veux que tu fasses, maintenant, Thastain, reprit Mandralisca, c’est que tu ailles au grand bazar, que tu parles à un des commerçants et lui dises que je veux qu’il te mette en contact avec un membre haut placé de la Guilde des Voleurs… Tu connais la guilde des voleurs officiels de Ni-moya, Thastain ? La façon dont ils opèrent dans le bazar en coopération avec les marchands, prélevant un certain pourcentage déterminé de marchandises pour eux-mêmes, et en échange ils protègent l’endroit contre les voleurs indépendants et cupides qui ne comprennent pas quand le taquet est atteint ?
— Oui, monsieur.
— Bien. Parle aux voleurs, donc. Ils sont en relation avec la communauté locale de Changeformes. Cette cité grouille de Changeformes, tu sais. Ils sont plus nombreux que tu ne le croirais, tapis partout. Entre en rapport avec eux. Utilise mon nom. Si tu dois distribuer de l’argent, distribue-le sans compter. Dis-leur que j’ai un besoin urgent de transmette un message à la Danipiur par leur entremise, un besoin urgent, Thastain, et lorsque tu trouveras quelqu’un de disposé à transporter ce message pour moi, amène-le-moi ici. Est-ce clair, Thastain ?
Thastain acquiesça. Mais il y avait une expression étrange sur son visage.
— Tu n’aimes pas beaucoup les Changeformes, n’est-ce pas, Thastain ? fit Mandralisca. Eh bien, qui les aime ? Mais nous avons besoin d’eux. Nous avons besoin d’eux, tu comprends ? Leur coopération est nécessaire à la cause. Alors bouche-toi le nez et file au bazar, sans perdre de temps.
Il sourit. La tempête intérieure semblait passer ; il se sentait presque lui-même à nouveau.
— Oh, et pendant que ta y seras, dis à Khaymak Barjazid que je veux le voir ici, sur-le-champ.
Barjazid regarda le paquet ramassé de dentelle métallique qu’était le casque permettant de contrôler les pensées, dans la main de Mandralisca, puis Mandralisca, puis de nouveau le casque. Il n’avait rien répondu à la requête que venait de faire Mandralisca.
— Eh bien, Barjazid ? Vous ne dites rien et j’attends. Tenez, prenez le casque. Mettez-vous au travail.
— Une attaque directe contre l’esprit de lord Dekkeret ? Croyez-vous que ce soit sage, Votre Excellence ?
— Vous l’aurais-je demandé si je ne le pensais pas ?
— C’est un changement de plan important. Nous étions convenus, je le croyais, qu’aucune tentative ne serait effectuée contre les Puissances elles-mêmes.