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— Il y a eu plusieurs changements de plan importants, récemment, dit Mandralisca. Certaines concessions aux réalités financières et politiques ont dû être faites. Nous n’avons pas installé de blocus en mer pour empêcher la flotte de Dekkeret de débarquer, bien que nous en ayons parlé à un moment donné. Nous n’avons pas non plus établi d’avant-postes tout le long de la côte. Et nous avons supposé que nous obtiendrions l’assistance non négligeable des troupes de Changeformes, mais il semble brusquement qu’il y ait des doutes sur ce point également. Ainsi Dekkeret est maintenant à Piliplok et se dirigera très bientôt vers nous. Il a amené une armée avec lui.

— Puis-je vous rappeler, Votre Grâce, que nous avons une armée nous aussi ?

— Ah, mais va-t-elle combattre ? Voilà toute la question, Khaymak, va-t-elle combattre ? Que se passera-t-il si Dekkeret s’avance vers nos frontières et déclare « Me voici, je suis votre Coronal lord » et que nos hommes s’agenouillent et se mettent à lui faire le symbole de la constellation ? C’est un risque que je n’ai pas très envie de courir. Pas alors que nous disposons de ceci.

Il ouvrit son poing et tendit le casque.

— En l’utilisant, j’ai conduit le frère de Prestimion au-delà des limites de la folie, et de nombreux autres également. Il est temps de travailler sur Dekkeret. Prenez-le, Khaymak. Mettez-le. Envoyez votre esprit à Piliplok, attachez-le à celui de Dekkeret et commencez à le mettre en pièces. Ce pourrait être notre seul espoir.

Une fois de plus, Khaymak Barjazid regarda le casque dans la main de Mandralisca, mais ne fit aucun geste pour s’en saisir.

— Il est clair depuis longtemps, Votre Excellence, que vos propres capacités à faire fonctionner le casque sont supérieures aux miennes, dit-il doucement. Votre plus grande intensité de concentration, votre plus grande force de caractère…

— Êtes-vous en train de me dire que vous refusez de le faire, Khaymak ?

— Contre un centre d’énergie aussi puissant que doit assurément l’être l’esprit de lord Dekkeret, il serait peut-être souhaitable que ce soit vous qui…

Mandralisca sentit les tourbillons recommencer en lui. Je ne dois pas permettre cela, pensa-t-il, en y mettant un frein. Reste calme. Calme. Calme.

— Vous m’avez signalé, il y a seulement quelques jours, que j’utilisais peut-être trop le casque, dit-il d’un ton froid et cinglant. Et je constate effectivement chez moi certains signes de tension qui pourraient bien en être la conséquence.

Sa main s’égara vers la cravache.

— Ne gaspillez pas davantage mon énergie en discutant, Khaymak. Prenez le casque. Maintenant. Et occupez-vous de Dekkeret.

— Oui, Votre Grâce, dit Barjazid, l’air véritablement très malheureux.

Soigneusement, il attacha le casque, ferma les yeux, parut entrer dans l’état pour ainsi dire de transe dans lequel on faisait fonctionner l’appareil. Mandralisca l’observa, fasciné. Même à présent, le casque de Barjazid lui semblait toujours être une sorte de miracle : un si fragile petit réseau de fils dorés, et pourtant on pouvait l’utiliser pour parcourir des milliers de kilomètres, pénétrer l’esprit d’autres personnes, n’importe quel esprit, même celui d’un Pontife ou d’un Coronal, et lui imposer sa volonté… en prendre le contrôle…

Plusieurs minutes s’étaient à présent écoulées. Barjazid transpirait. Son visage avait rougi sous son fort hâle de Suvrael. Sa tête était inclinée, ses épaules voûtées en signe manifeste de tension. Avait-il atteint Dekkeret ? Envoyait-il des rayons de fureur rouge dans l’esprit impuissant du Coronal ? Encore une minute… une autre… Barjazid releva la tête. Les mains tremblantes, il ôta le casque de son front.

— Alors ? demanda Mandralisca.

— Très étrange, Votre Grâce. Très. Sa voix était rauque et hachée. J’ai bien atteint Dekkeret. Je suis sûr de l’avoir fait. L’esprit d’un Coronal… ce n’est certes semblable à nul autre. Mais il était… défendu. C’est le seul terme que je puisse utiliser. C’était comme s’il s’abritait, je ne sais comment, contre ma pénétration.

— Est-ce possible, techniquement parlant ?

— Oui, bien sûr : s’il porte également un casque, et sait comment s’en servir. Et il a, bien entendu, accès aux casques, ceux confisqués à mon frère il y a longtemps, qui ont été mis sous clef au Château. Il est évidemment possible que Dekkeret en ait apporté un avec lui. Mais qu’il sache s’en servir avec une telle maîtrise… qu’il sache même s’en servir tout simplement…

— Et que par hasard il le porte précisément au moment où vous essayez de l’attaquer, dit Mandralisca. Oui. Une telle coïncidence est des plus improbables. Peut-être aviez-vous raison, à l’instant, en disant que vous n’aviez pas assez de puissance intérieure, de force mentale, quel que soit son nom, pour briser les défenses de Dekkeret. J’imagine que je dois essayer.

Barjazid ne fut que trop content de rendre le casque.

Mandralisca le tint dans ses mains en coupe pendant un moment, se demandant si tout ceci était réellement une bonne idée. Toute la journée il avait été évident que les pressions de la campagne commençaient à affaiblir considérablement sa vitalité. Utiliser le casque impliquait une forte ponction d’énergie. En consommer davantage en ce moment pourrait bien être préjudiciable.

Mais il pourrait être encore plus préjudiciable de laisser voir à Barjazid à quel point il était las. Et s’il pouvait réussir, d’un grand coup de force mentale, à anéantir l’esprit de l’ennemi qui autrement se dirigerait bientôt vers lui depuis Piliplok…

Il mit le casque. Ferma les yeux. Entra en transe.

Envoya son esprit rôder vers le sud, vers l’est, vers Piliplok.

Dekkeret.

Assurément c’était lui. Une boule d’énergie d’un rouge ardent, comme un second soleil, là-bas sur la côte.

Dekkeret. Dekkeret. Dekkeret.

Et maintenant… frapper…

Mandralisca fit appel à la moindre parcelle de vigueur en lui. Il s’agissait de l’acte dont il s’était abstenu si longtemps, de l’attaque directe contre son adversaire principal, de l’assaut brutal contre le seul homme qui rassemblait les forces royales. Pour des raisons qui n’avaient jamais été claires, même pour lui – prudence, stratégie, voire même peur ? –, il n’avait pas frappé Prestimion lorsque celui-ci était Coronal, et il n’avait pas non plus frappé Dekkeret. Il avait cherché à atteindre ses buts par des moyens plus détournés, petit à petit, plutôt que par un coup d’État scandaleux. Telle était, supposait-il, sa nature : silence, patience, fourberie. Mais toutes ces hésitations tombaient à présent. Le moment était venu de toucher Dekkeret et de le détruire. Le moment… de… frapper… Le moment… le moment…

Il frappait, mais rien ne se passait. Cette boule d’un rouge ardent était impossible à atteindre. Ce n’était pas une question de force insuffisante, il en était certain. Mais ses éclairs furieux ricochaient comme de faibles fléchettes frappant la roche. Il en lança encore et encore ; et chaque fois il fut repoussé.

Puis son dernier réservoir de force fut épuisé. Il balaya le casque de son front et se pencha en avant sur son bureau, tendu, frémissant, appuyant la tête sur ses bras.

Au bout d’un moment il releva la tête. L’expression du visage de Khaymak Barjazid était épouvantable. Le petit homme le regardait, les yeux exorbités d’horreur et de saisissement.

Votre Grâce… vous sentez-vous bien, Votre Grâce.

Mandralisca acquiesça d’un signe de tête, hébété de fatigue.