Un grand silence se fit alentour, tandis que Dekkeret commençait à lire le document.
Lire ce parchemin n’était pas une mince affaire. Le texte était très serré et prolixe, la calligraphie en était enjolivée et d’un style particulièrement ancien, avec force fioritures irritantes et volutes décoratives. Il requérait une attention soutenue, confinant presque au déchiffrement. Dekkeret, avançant péniblement, découvrit bientôt qu’il s’ouvrait sur un préambule interminable et truffé de circonlocutions, laissant entendre que, peut-être, les Sambailid ne réclamaient rien de plus que l’autonomie de la province et la remise en vigueur du titre de Procurateur. Mais s’ensuivaient d’autres clauses qui contredisaient cela, des clauses paraissant faire valoir qu’ils revendiquaient en réalité bien davantage : en fait la fin de toute autorité impériale sur tout le continent de Zimroel, une complète indépendance, un retrait total du régime existant.
— Y a-t-il un problème, monseigneur ? demanda Mandralisca, se balançant près de l’épaule de Dekkeret et se penchant tout contre lui.
— Un problème ? Non. Mais je trouve qu’il y a un certain manque de clarté dans vos déclarations d’ouverture. Je vais les réexaminer, je pense.
Fronçant les sourcils, il reprit au début, cherchant à démêler une clause d’une autre, séparant chaque déclaration de son contraire soigneusement accouplé. C’était une tâche qui réclamait la plus grande concentration, et Dekkeret s’efforçait d’y consacrer l’attention la plus grande.
Pas si grande, cependant, qu’il manquât de voir du coin de l’œil l’éclat brillant de la lame que Mandralisca venait soudain de tirer de la bourse à pompons à sa ceinture, ni d’entendre le halètement de peur immédiat de Fulkari. Mais tout arriva si vite qu’il ne put rien faire d’autre que de se pencher sur le côté, pour s’écarter du coup qui venait dans sa direction par l’arrière.
C’est alors, en une fraction de seconde, que le garçon aux cheveux longs, le propre assistant de Mandralisca, tendit la main en avant, s’empara prestement de la coupe de vin près de Dekkeret et en lança le contenu dans les yeux de son maître. En même temps, de son autre main, il eut un geste vif pour saisir le bras qu’abattait Mandralisca. Mandralisca, esquivant la main du garçon, virevolta à l’aveuglette, et d’un geste furieux passa la dague en travers de la gorge du garçon, provoquant un jaillissement rouge. Le garçon parut s’effondrer et disparut. Ensuite, au milieu du tumulte général, Septach Melayn apparut aux côtés de Dekkeret, l’épée tirée à la main, et dans un terrible rugissement ordonna à Mandralisca de s’écarter de la présence du Coronal.
Mandralisca, à demi aveuglé, le vin dégoulinant sur son visage, recula effectivement, mais seulement jusqu’à l’endroit où se tenait le Lord Gavahaud, bouche bée de saisissement et de terreur. Du fourreau de Gavahaud, il arracha l’épée d’apparat minutieusement ciselée dont le vaniteux Sambailid avait agrémenté son costume, et se retourna rapidement, continuant à cligner des yeux pour essayer d’en faire disparaître le vin en faisant face à Septach Melayn qui se ruait sur lui.
— Tenez, dit froidement Septach Melayn, s’arrêtant et lui jetant un mouchoir qu’il gardait dans sa manche. Essuyez-vous le visage. Je ne vais pas tuer un homme incapable de voir clair.
Il laissa à Mandralisca, surpris, le temps d’éponger le vin, puis s’avança de nouveau, maniant sa rapière en mouvements vifs.
Dekkeret, encore abasourdi et dérouté par tout ce qui venait d’avoir lieu, se leva à moitié de son fauteuil à la table de conférences. Mais aucune intervention n’était possible. Septach Melayn et Mandralisca étaient déjà à l’œuvre, se déplaçant régulièrement sur le pré en combattant. Dekkeret n’avait jamais vu deux épées bouger avec une telle rapidité. Septach Melayn était l’homme le plus vif qui soit avec une épée ; mais Mandralisca lui rendait botte pour botte, parade pour parade, une démonstration effrénée d’escrime entre virtuoses, feintes, pivots, déplacements, toujours à la vitesse de l’éclair. Il n’était aucun coup auquel Septach Melayn ne puisse répondre et le dévier, mais cependant… cependant… voir Septach Melayn tenu en échec, incapable de percer la défense de son adversaire…
Puis Mandralisca, se détournant abruptement de Septach Melayn, se baissa et ramassa une poignée du sol doux et meuble de la prairie et la jeta au visage de Septach Melayn. Contrairement à Septach Melayn, il n’éprouvait aucun scrupule à se battre contre un homme qui ne voyait pas clair. La motte de terre éclata en atterrissant sur Septach Melayn et il en reçut dans les yeux, dans les narines, dans la bouche ; il resta un instant déconcerté, à tousser, cracher et se frotter les yeux, Mandralisca se précipita en avant en une attaque forcenée et déchaînée, dirigeant sa lame vers le centre de la poitrine de Septach Melayn.
Dekkeret observait avec horreur. Leur vitesse transformait l’épée de Mandralisca et celle de Septach Melayn en taches floues. Pendant un instant, il fut impossible de voir ce qui se passait. Puis Dekkeret aperçut Septach Melayn parant l’attaque désespérée de Mandralisca et écartant l’épée de Mandralisca d’un grand mouvement vers le haut dont il avait le secret. Un instant plus tard, Septach Melayn allongea une botte qui atteignit Mandralisca à la gorge.
Les deux hommes restèrent une seconde figés.
Il y avait une expression totalement singulière, quelque chose d’étrange qui était presque un air de triomphe sur le visage de Mandralisca lorsqu’il mourut. Septach Melayn retira son épée du corps basculant de Mandralisca et se retourna pour être face à la table de conférences et à Dekkeret. Mais alors, Dekkeret prit conscience que, à un moment donné dans la mêlée finale, Septach Melayn avait également été blessé. Le sang ruisselait sur le devant de son pourpoint, un filet d’abord, puis davantage, au point que le petit emblème doré du Labyrinthe fut intégralement caché par le flot abondant.
La prairie tout entière avait désormais sombré dans le chaos, des troupes Sambailid dissimulées étaient sorties de leurs cachettes dans la forêt, les propres gardes de Dekkeret s’étaient précipités en avant pour le protéger, et le reste des soldats de Dekkeret arrivait également à présent, de la lisière du champ où ils avaient attendu un signal de leur roi, se joignant au combat lorsqu’ils entendirent l’ordre hurlé par Dekkeret. Au milieu de tout ceci, le Coronal courut vers Septach Melayn, qui chancelait et vacillait, mais parvenait encore, on ne sait comment, à rester sur ses pieds.
— Monseigneur, commença Septach Melayn. Puis il s’interrompit, car un spasme de douleur parut le prendre ; mais il se ressaisit un peu et reprit en souriant :
— La bête est morte, non ? Que j’en suis heureux.
— Oh, Septach Melayn…
Dekkeret l’aurait bien rattrapé à ce moment-là, car il semblait être sur le point de tomber. Mais Septach Melayn l’écarta d’un geste.
— Prenez ceci, monseigneur, dit-il en tendant son épée à Dekkeret. Utilisez-la pour vous défendre contre ces barbares. Je n’en aurai plus besoin.
Puis il ajouta, après un regard vers Mandralisca à terre :
— J’ai accompli ce pour quoi j’avais été mis au monde.
Septach Melayn tituba alors et se mit à basculer. Dekkeret le saisit par les épaules et le maintint debout en une étreinte affectueuse. Il avait l’impression que Septach Melayn ne pesait presque rien, en dépit de sa grande taille. Dekkeret le tint de la sorte suffisamment longtemps pour entendre un léger petit soupir émaner de lui, puis le râle de la mort. Il l’allongea ensuite doucement sur le sol.
Se retournant, Dekkeret embrassa la scène de folie tout autour de lui d’un seul regard. Un essaim de ses gardes se tenait en un cercle d’épées autour de Fulkari ; elle était sauve. Un second groupe formait un mur autour de lui. Gialaurys se dressait comme une montagne à côté de la table de conférences, enserrant la gorge du Lord Gaviral d’une énorme main et le Lord Gavahaud de la même manière de l’autre. Dinitak avait trouvé un poignard quelque part et le brandissait contre la poitrine de son oncle, et Khaymak Barjazid avait les mains levées bien haut pour montrer qu’il était le prisonnier de son neveu. Partout sur le champ, les guerriers Sambailid, se rendant désormais compte que leurs chefs étaient pris, jetaient leurs armes et levaient les mains en gestes identiques de reddition.