Выбрать главу

Puis Dekkeret baissa les yeux et vit le garçon qui avait jeté le vin au visage de Mandralisca, couché pratiquement à ses pieds, avec le petit aide de camp grassouillet de Mandralisca agenouillé au-dessus de lui. Le sang ruisselait de la terrible blessure à la gorge.

— Est-il vivant ? demanda Dekkeret.

— À peine, monseigneur. Il ne lui reste que quelques instants.

— Il m’a sauvé de la mort, fit Dekkeret, et un frisson sinistre le secoua alors qu’un souvenir d’un autre jour, il y avait longtemps, à Normork, lui revenait en mémoire, un autre Coronal faisait face à la lame d’un assassin, et le balancement irréfléchi, fortuit, de cette lame avait pris la vie de sa cousine et, d’une étrange façon, l’avait simultanément placé sur le chemin du trône.

Ainsi tout s’était à nouveau reproduit, une vie sacrifiée pour qu’un Coronal puisse vivre. Dekkeret, tournant son regard vers Fulkari, vit à la place le fantôme de Sithelle, frémit et se retrouva au bord des larmes.

Mais le garçon était encore en vie, plus ou moins. Ses yeux étaient ouverts et il dévisageait Dekkeret. Pourquoi, se demanda Dekkeret, s’était-il mystérieusement retourné contre son maître de cette façon fatale dans ce moment décisif ? Et il obtint immédiatement la réponse, exactement comme s’il avait posé la question à voix haute. Car le garçon déclara dans le plus léger des murmures.

— Je ne pouvais pas en supporter davantage, monseigneur. Savoir qu’il avait l’intention de vous tuer ici, aujourd’hui… de tuer le roi du monde…

— Chut, mon garçon, fit Dekkeret. N’essaye pas de parler. Il faut te reposer.

Mais il ne parut pas avoir entendu.

— Et savoir aussi que j’avais suivi la mauvaise voie dans la vie, que je m’étais idiotement choisi le plus malfaisant des maîtres…

Dekkeret s’agenouilla à côté de lui et lui répéta de se reposer ; mais c’était inutile, désormais, car la faible voix était réduite au silence et les yeux grands ouverts étaient aveugles. Dekkeret leva la tête vers l’aide de camp.

— Quel était son nom ?

— Thastain, monseigneur. Il venait d’un endroit appelé Sennec.

— Thastain de Sennec. Et le vôtre ?

— Jacomin Halefice, Votre Seigneurie.

— Emmenez-le au pavillon, en ce cas, Halefice, et faites préparer son corps pour son enterrement. Nous lui ferons des funérailles de héros, à ce Thastain de Sennec. Du genre que l’on ferait pour un duc ou un prince qui est tombé en se battant pour son seigneur. Et il y aura un grand monument érigé à son nom à Ni-moya, cela j’en fais le serment.

Il se rendit ensuite jusqu’à l’endroit où gisait Septach Melayn. Gialaurys, agrippant toujours les deux Sambailid comme s’ils étaient de vulgaires sacs de blé, y était également allé, traînant ses deux captifs avec lui, et baissait les yeux sur le corps de son ami. Il pleurait de terribles grosses larmes silencieuses qui coulaient comme des rivières sur son visage large et charnu.

— Nous allons l’emmener loin de cet endroit haïssable, Gialaurys, et le ramènerons au Château, où est sa place, dit doucement Dekkeret. Vous transporterez son corps là-bas et veillerez à ce qu’il reçoive une sépulture digne de celles de Dvorn et de lord Stiamot, avec une inscription disant : « Ici repose Septach Melayn, dont la noblesse faisait l’égal de n’importe quel roi qui vécut jamais. »

— Je le ferai, monseigneur, répondit Gialaurys, d’une voix qui paraissait elle-même venir d’outre-tombe.

— Et nous trouverons également un barde à la cour, je vous charge aussi de cette tâche, Gialaurys, pour écrire un poème épique sur sa vie, que les écoliers, dans dix mille ans, connaîtront par cœur.

Gialaurys acquiesça d’un signe de tête. Il fit signe à deux gardes de se charger de ses prisonniers, tomba à genoux, prit Septach Melayn dans ses bras et l’emporta lentement hors du pré.

Dekkeret désigna ensuite le corps de Mandralisca, le visage dans l’herbe.

— Emportez ça, dit-il au capitaine des gardes, et veillez à ce que ce soit brûlé, à l’endroit quel qu’il soit où les ordures de cuisine de cette maison sont brûlées, et faites enfouir les cendres dans la forêt, là où personne ne les trouvera jamais.

— Je le ferai, monseigneur.

Dekkeret rejoignit enfin Fulkari, qui était debout, blême et accablée à côté de la table de conférences.

— Nous en avons terminé ici, madame, dit-il doucement. Ceci a été une triste journée, oui. Mais nous n’en connaîtrons jamais de plus triste, je pense, avant d’arriver au terme de notre vie.

Il glissa ses bras autour d’elle. Elle tremblait comme si elle s’était tenue dans un vent glacial. Il la serra contre lui le temps que le tremblement se calme quelque peu avant de reprendre.

— Viens, mon amour. Nous avons terminé ce que nous avions à faire, et j’ai d’importants messages à envoyer à Prestimion.

19

Depuis sa chambre aux nombreuses fenêtres tout en haut de la Bourse du commerce d’Alaisor, Keltryn observait la mer, surveillant le grand bateau à voiles rouges de Zimroel alors qu’il entrait au port. Dinitak se trouvait à bord de ce bateau. On l’avait envoyée là en toute hâte, dans un rapide flotteur royal, en une poursuite à couper le souffle sur toute la largeur d’Alhanroel, afin qu’elle soit à Alaisor lorsqu’il y arriverait, et on l’avait installée dans cette vaste suite à la magnificence royale qui, à ce qu’on lui avait dit, était habituellement réservée aux Puissances du Royaume ; et à présent, elle se tenait là, et il était là, à bord de ce majestueux vaisseau au large, se rapprochant d’elle à chaque instant qui passait.

Elle était encore stupéfaite d’être simplement là.

Non seulement parce qu’elle était dans la fabuleuse cité d’Alaisor, si éloignée du Mont du Château, avec ces extraordinaires falaises noires derrière elle et le gigantesque monument de lord Stiamot sur l’esplanade juste en dessous de sa chambre. Tôt ou tard, supposait-elle, elle aurait trouvé une raison de voir le monde et ses voyages auraient bien pu l’amener ici, dans cet endroit magnifique.

Mais qu’elle soit venue ici en courant sur l’ordre de Dinitak, après tout ce qui s’était passé entre eux…

Elle ne se souvenait que trop bien avoir déclaré à Fulkari, en apprenant qu’il la laissait en arrière lorsqu’il irait à Zimroel : « Je ne veux plus jamais le voir ! »

Et Fulkari répondant d’un air suffisant : « Mais si. »

Elle avait alors pensé que Fulkari avait tort, tout simplement tort. Elle ne pourrait jamais avaler une telle humiliation. Mais le temps avait passé, les jours, les semaines, les mois, temps pendant lequel elle avait eu le loisir de se plonger dans les souvenirs de ces promenades main dans la main dans les couloirs du Château, de ces dîners aux chandelles, de ces nuits de passion époustouflante. Le temps de réfléchir, également, à la nature unique de Dinitak, à son sens étrangement profond du bien et du mal. Le temps de penser que, peut-être, elle pourrait presque comprendre ses raisons de partir à Zimroel sans elle.