Il tourna la tête vers Dekkeret, qui se tenait un peu en retrait, manifestement peu disposé à s’immiscer dans ses réflexions.
— Avez-vous déjà mûrement réfléchi à la façon dont vous allez commencer ?
— De nouveaux décrets et lois, voulez-vous dire ? Pour annuler d’antiques précédents, révoquer le protocole existant, et mettre le monde sens dessus dessous ? J’ai pensé que je pourrais attendre un peu avant de m’engager sur cette voie.
Prestimion rit.
— Sage position, je crois. Le Coronal qui gouverne le plus sagement est celui qui gouverne le moins. Lord Prankipin a remis le monde sur les rails en diminuant l’emprise du gouvernement ; Confalume a marché sur ses traces, et moi aussi. Les bénéfices se voient de tous côtés… Mais non, non, je ne parlais pas de questions législatives, seulement de sujets symboliques. Avez-vous l’intention de vous enfermer au Château jusqu’à ce que vous soyez totalement habitué à vos fonctions, ou allez-vous vous montrer au peuple ?
— Si je me cache ici en attendant de me sentir totalement habitué à mes fonctions, je risque d’être vieux et mort avant que le monde ne voie mon visage. Mais il est assurément trop tôt pour un Grand Périple, Prestimion !
— C’est aussi mon opinion. Gardez le Périple pour le traditionnel cinquième anniversaire, à moins que les circonstances ne vous y obligent plus tôt. Mais après être devenu Coronal, je n’ai pas perdu de temps pour visiter les cités voisines, faute d’aller plus loin. Bien sûr, j’étais un homme remuant, vous vous satisfaites plus facilement de voir les mêmes portes et fenêtres plusieurs semaines d’affilée, je pense. Cependant, il y a des avantages pour un Coronal à s’échapper du Château aussi souvent que les convenances le permettent. On a une vision sacrément étroite du monde, à cinquante kilomètres d’altitude.
— J’imagine, oui, répondit Dekkeret. Où êtes-vous allé au cours des premiers mois ?
— Tout au début, je me suis tout simplement glissé dehors avec Septach Melayn et Gialaurys, sans rien dire à personne, me rendant de nuit dans des endroits comme Banglecode, Greel ou Bibiroon. Nous portions des perruques et de fausses barbes, même, gardions les oreilles grandes ouvertes, et avons appris beaucoup sur le monde qui nous avait été donné à gouverner. Le marché de minuit de Bombifale… ah, c’était le bon temps ! Nous avons goûté des mets que jamais un Coronal n’avait mangés auparavant. Nous avons rendu visite aux marchands d’articles de sorcellerie. C’est là que j’ai rencontré Maundigand-Klimd, qui n’a eu aucun mal à percer mon déguisement… Non que je vous recommande un tel subterfuge.
— Non. Les accessoires tels que les perruques et les fausses barbes ne sont pas mon style, j’imagine.
— Un peu plus tard, j’ai voyagé de façon plus officielle. J’emmenais Teotas ou Abrigant avec moi, Gialaurys, Navigorn, différents membres de mon Conseil. Et je visitais les cités du Mont : Peritole, Strave, Minimool, en descendant le Mont jusqu’à Gimkandale, sans jamais m’imposer longtemps dans une ville, à cause des dépenses que cela occasionnait pour elle, simplement, j’arrivais, faisais un ou deux discours, écoutais les griefs, promettais des miracles, et repartais. C’est à cette époque de mon règne que je suis allé à Normork, vous vous en souvenez peut-être.
— Comment pourrai-je jamais l’oublier, fit Dekkeret avec gravité.
— Trouver Maundigand-Klimd lors d’un voyage, vous lors d’un autre, et il y eut un troisième voyage, une visite à Stee, où j’ai rencontré lady Varaile. Des rencontres fortuites, toutes les trois, les plus purs des hasards, et cependant comme elles ont transformé mon règne et ma vie ! Alors que si vous restez enfermé au Château…
Dekkeret acquiesça d’un signe de tête.
— Oui, je vois bien ce que vous voulez dire.
— Une dernière question, puis nous devrons rentrer, dit Prestimion. Maundigand-Klimd est allé vous trouver, n’est-ce pas, avec le récit de sa perception d’un Barjazid en Puissance du Royaume ? Que pensez-vous de son histoire ?
— Eh bien, pas grand-chose, voire rien. Dekkeret manifesta de la surprise que Prestimion fasse ne serait-ce que mentionner une idée si invraisemblable.
— Les trois fonctions sont occupées, et espérons qu’il n’y ait pas de vacance avant de nombreuses années.
— Vous donnez à ses paroles un sens très littéral, je vois.
— Le Su-suheris m’a fait exactement la même remarque. Mais comment pourrais-je considérer des paroles autrement que comme des choses pourvues de sens ? Vous semblez trouver divertissant de prêter de temps à autre l’oreille aux murmures des sorciers, mais pour moi ils ne sont que de vains oisifs et des parasites, même votre cher Maundigand-Klimd, et leurs prédictions ne sont que du vent pour moi. Si un mage vient me trouver pour me dire qu’il a vu dans ses rêves un Barjazid avec l’aura d’une Puissance du Royaume, pourquoi devrais-je y chercher une signification cachée et des subtilités enfouies ? J’étudie d’abord le message lui-même. Ce message particulier me semble une idiotie. Donc je l’écarte de mon esprit.
— Vous vous faites du tort en ignorant l’avertissement de Maundigand-Klimd.
Une certaine note d’exaspération apparut dans la voix de Dekkeret.
— Nous ne devrions pas nous quereller un jour aussi heureux, Prestimion. Mais, pardonnez-moi, quel sens peut-on trouver à sa prophétie ? Les Barjazid sont tous de détestables crapules, à l’exception de mon ami Dinitak. Le monde ne les prendrait jamais comme rois.
— Mais peut-être Dinitak, à votre avis ?
— Ce serait très tiré par les cheveux. Je vous accorde que je pourrais décider de le nommer mon successeur, ce qui ferait bel et bien de lui une Puissance du Royaume, et si je le faisais, je pense qu’il serait un souverain compétent, bien que peut-être un peu sévère. Mais je vous assure sans le moindre doute, Prestimion, qu’il se passera de nombreuses années avant que je ne me mette à me tourmenter pour trouver mon remplaçant, et lorsque je le ferai, je doute sérieusement que mon choix se porte jamais sur Dinitak. Deux roturiers à la suite seraient peut-être plus que le système ne peut en supporter. Dinitak a de nombreuses qualités et est, je crois, mon meilleur ami, mais il n’a, à mon avis, pas l’âme assez généreuse pour être considéré, même pour plaisanter, comme un Coronal potentiel. C’est un homme dur, qui n’est guère charitable. Par conséquent…
Prestimion leva une main.
— Assez ! Je vous en supplie, Dekkeret, écartons toute la partie sur la Puissance du Royaume de cette prophétie. Vous venez d’exclure Dinitak, et quant à Khaymak Barjazid, j’ai autant de mal que vous à l’imaginer Coronal. Concentrez-vous plutôt sur l’avertissement de Maundigand-Klimd annonçant des difficultés au début de votre règne, et le fait qu’un Barjazid y sera mêlé.
— Je suis prêt à m’occuper de tout ce qui surviendra. Mais que cela survienne d’abord.
— Vous resterez cependant sur vos gardes ?
— Bien entendu. Cela va sans dire. Mais je ne prendrai pas les armes contre des fantômes, malgré tout ce que vous me dites de la sagesse de votre mage. Et je vous précise, Prestimion, que je serai toujours réticent à prendre les armes, quelque problème qui puisse surgir, si je dispose d’une solution pacifique… Abandonnerons-nous cette conversation, maintenant, Prestimion ? Nous devons nous préparer pour notre dîner d’adieu.