— Oui. En effet.
De toute façon, Prestimion se rendait compte qu’il ne servait à rien de continuer ainsi. Il était clair pour lui que ce qu’il essayait de faire était à peu près aussi utile que de se cogner la tête contre la gigantesque muraille de Normork. Cognez autant qu’il vous plaira : la muraille ne cédera jamais. Dekkeret non plus.
Peut-être suis-je trop sensible sur ce point, pensa Prestimion, ayant dû subir deux insurrections coup sur coup dans les premières années de mon règne. Je suis conditionné par mes propres expériences malheureuses à toujours m’attendre à des problèmes ; lorsqu’il n’y en a pas, comme ce fut le cas depuis de nombreuses années, depuis la mort de Dantirya Sambail, je me méfie de leur absence. Dekkeret a un caractère plus enjoué, laissons-le traiter la sombre prophétie de Maundigand-Klimd comme il l’entend. Peut-être le Divin lui accordera-t-il effectivement un heureux début de règne malgré tout. Et le dîner attend.
11
— J’ai une idée, Votre Grâce… Vous avez mentionné, il y a quelque temps, vos difficiles relations avec votre père et vos frères, dit Khaymak Barjazid.
Mandralisca lui lança un regard très surpris et courroucé. À cet instant, il avait totalement oublié avoir jamais parlé de son enfance malheureuse à Barjazid ou qui que ce soit d’autre. Et il n’était absolument pas accoutumé à ce que l’on s’adresse à lui en osant briser les murs qu’il avait érigés autour de sa vie privée.
— Et si tel était le cas ? demanda-t-il d’une voix coupante comme une lame.
Barjazid tressaillit. La terreur apparut dans les yeux dépareillés du petit homme.
— Je ne voulais pas vous offenser, monsieur ! Absolument pas ! C’est seulement que je vois un moyen d’intensifier le pouvoir du casque que vous tenez entre vos mains, un moyen qui utiliserait… certaines de vos… expériences.
Mandralisca se pencha en avant. L’aiguillon de cette brutale intrusion dans son âme se faisait toujours sentir, mais il était tout de même intéressé.
— De quelle manière ?
— Laissez-moi réfléchir à la façon de le présenter, dit prudemment Barjazid.
Il se tenait comme un homme qui s’apprêterait à avoir une discussion philosophique avec un khelpoin féroce et furieux, tout en crocs jaunes et yeux étincelants, qu’il aurait rencontré à l’improviste sur une tranquille route de campagne.
— Lorsque l’on utilise le casque, on en produit soi-même le pouvoir, reprit-il. J’ai la conviction que l’on pourrait augmenter la puissance de l’appareil, si l’on puisait dans un réservoir de douleur, de rage, ou… je pourrais presque dire « haine ».
— Eh bien, dites-le alors. Haine. C’est un mot que je comprends.
— Haine, oui. Et ainsi, certaines idées me sont venues à l’esprit, monsieur, en me souvenant de ce que vous m’aviez dit ce jour-là au sujet de votre enfance, de votre père. Votre… malheur juvénile…
Barjazid choisissait avec soin ses mots, manifestement conscient qu’il avançait en terrain glissant. Il comprenait que Mandralisca pouvait très bien ne pas vouloir se voir rappeler les paroles qui lui avaient échappé, à sa grande surprise, le jour où lui, Barjazid et Jacomin Halefice traversaient le marché. Mais Mandralisca, se contrôlant, lui fit signe de poursuivre. Ce que fit astucieusement Barjazid : il parla par allusions, insinuations, euphémismes, tout en dépeignant le portrait du petit Mandralisca vivant dans la crainte continuelle de son père, ivre et brutal, et de ses frères, bravaches et tyranniques, souffrant chaque jour sous leurs coups, et engrangeant envers eux une pleine mesure de dégoût, qui, un jour, déborderait sur le monde. Dégoût qui pouvait être transformé en avantage, qui pouvait être exploité, qui pouvait devenir une source de grande puissance. Et proposa quelques suggestions sur la façon d’y parvenir.
Tout ceci était très intéressant. Mandralisca était reconnaissant à Barjazid de le partager avec lui. Mais il n’en regrettait pas moins d’avoir écarté, même pour un instant, le voile qui enveloppait sa jeunesse. Il avait toujours trouvé utile que le monde le perçoive comme un monstre taillé dans la glace ; il y avait de gros risques à donner à quelqu’un un aperçu de l’enfant vulnérable du temps passé qui se cachait quelque part derrière cette façade froide. S’il l’avait pu, il aurait volontiers ravalé tout ce qu’il avait dit au petit homme, cet étrange après-midi.
— Assez, dit enfin Mandralisca. Vous avez bien éclairé la question. Maintenant, allez et laissez-moi travailler.
Il tendit la main vers le casque.
Fin de l’automne dans les Gonghars, l’hiver est proche. La pluie légère mais continue de la saison chaude commence à laisser place à la pluie froide mais tout aussi permanente de l’automne, mêlée de neige fondue, qui cédera d’ici quelques semaines le terrain aux premières neiges de l’hiver. Voici la cabane, la hutte sordide, le foyer répugnant et délabré où vit le marchand de vin Kekkidis et sa famille, ici dans cette triste petite ville montagnarde d’Ibykos. L’heure est très avancée dans l’après-midi, sombre, froide. La pluie résonne sur le toit recouvert de lichen pourrissant, et coule par les trous habituels, atterrissant dans les seaux habituels avec un ploc, ploc, ploc régulier. Mandralisca n’ose allumer un feu. On ne gaspille pas le combustible dans cette maison, et tout combustible qui n’est pas consommé pour son père ne peut qu’être du combustible gâché ; personne ici ne compte, que son père, et le feu n’est allumé que lorsque son père revient de sa journée de travail, pas avant.
Aujourd’hui, cela peut prendre encore des heures. Ou, peut-être… si le Divin le veut… jamais.
Depuis trois jours maintenant, Kekkidis et son fils aîné, Malchio, se trouvent dans la cité de Velathys, à cent cinquante kilomètres de là, négociant pour acheter le stock d’un collègue marchand de vin qui est mort dans une avalanche, en laissant une demi-douzaine d’enfants en bas âge affamés. Ils doivent rentrer aujourd’hui ; en fait, ils sont déjà plus qu’un peu en retard, car le flotteur qui relie Velathys à Ibykos part à l’aube, et arrive à Ibykos au milieu de l’après-midi, il fait quasiment nuit, à présent, mais le flotteur n’est pas là. Personne ne sait pourquoi. Un autre frère de Mandralisca les attend à la gare depuis midi avec la charrette. Le troisième est à la boutique de vin, aidant leur mère. Mandralisca est seul à la maison. Il se distrait en imaginant voluptueusement les cataclysmes survenant à son père. Peut-être, peut-être, peut-être, peut-être ! quelque chose est-il arrivé en route. Peut-être. Peut-être.
Son autre moyen de passer le temps, et de se tenir chaud, est de s’entraîner avec le bâton qu’il s’est taillé dans un morceau de bois de noctiflore. C’est un bâton de la plus belle sorte, un bâton en bois de noctiflore, et Mandralisca a mis de l’argent de côté pendant toute l’année dernière, pesant par pesant, pour s’acheter un jonc de taille convenable, qu’il a taillé et taillé encore au couteau jusqu’à ce qu’il ait une dimension et un poids parfaits, et épouse si parfaitement sa main que l’on pourrait croire qu’un maître artisan a dessiné la poignée. Maintenant, tenant le bâton de façon qu’il repose légèrement dans sa paume, il avance et recule prestement dans la pièce, feintant contre les ombres, portant des coups, parant. Il est vif, il est bon, son poignet est fort, son œil perçant ; il espère être un jour un champion. Mais pour l’instant, il veut surtout avoir chaud.
Il imagine que son père est son adversaire. Il danse tout autour du vieux, le frappant d’un air narquois, touchant l’extrémité de chaque épaule, sous le menton, le long des joues, jouant avec lui, le manipulant, l’humiliant. Kekkidis s’est mis à grogner de rage ; il fouette l’air de son bâton tenu à deux mains, comme s’il balançait une hache, mais le garçon est dix fois plus rapide que lui, et le touche encore et encore, alors que Kekkidis est incapable de faire une seule touche.