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Peut-être Kekkidis ne rentrera-t-il jamais. Peut-être mourra-t-il quelque part sur la route. Fasse, prie Mandralisca, qu’il soit déjà mort !

Qu’il ait droit à une avalanche lui aussi.

Les collines au-dessus d’Ibykos sont déjà recouvertes de neige, une neige lourde et humide typique de la fin de saison. Mandralisca, fermant les yeux, se représente la pluie battante, l’imagine frappant la base de granit noir, ouvrant un angle dans les congères amoncelées, travaillant comme de petits couteaux pour les libérer, et les envoyer glisser en gros nuages sur le versant de la colline vers la grand-route en contrebas, juste au moment où le flotteur de Velathys passe, le dissimulant à la vue jusqu’au printemps prochain, Kekkidis et Malchio enterrés sous un millier de tonnes de neige…

Ou qu’un trou apparaisse brusquement dans la route. Que le flotteur y soit englouti.

Que le flotteur fasse une embardée brutale. Qu’il plonge dans la rivière.

Que le moteur expire à mi-chemin entre ici et Velathys. Qu’ils soient pris dans un blizzard et meurent gelés.

Mandralisca ponctue chacune de ces pensées pleines d’espoir d’une furieuse botte de son bâton. Tac, tac, tac. Il tourbillonne, danse, tourne légèrement sur la pointe des pieds, frappe alors que son corps est plus qu’à moitié détourné de son ennemi. Revient par au-dessus, en angle descendant, impossible à parer, comme un éclair. Prends ça ! Ça ! Ça !

Le bruit de la charrette qui s’arrête, brusquement. Mandralisca en pleurerait. Pas d’avalanche, pas de trou béant, pas de blizzard meurtrier. Kekkidis est de nouveau à la maison.

Des voix. Des pas à l’extérieur, maintenant. Des toux. Une personne tape des pieds, deux personnes, Kekkidis et Malchio, débarrassant leurs bottes de la neige.

— Garçon ! Où es-tu garçon ? Laisse-nous entrer ! As-tu idée du froid qu’il fait dehors ?

Mandralisca appuie son bâton contre le mur. Se précipite vers la porte, manipule maladroitement le loquet. Deux hommes de haute taille se tiennent sur le seuil, l’un plus vieux que l’autre, deux visages blêmes et renfrognés aux joues creuses, aux cheveux noirs longs et gras, derrière lesquels brillent des yeux furieux. Mandralisca sent l’eau-de-vie dans leur haleine. Il y a une odeur de rage autour d’eux, aussi : une puanteur piquante, musquée, monte de sous leurs couvertures de fourrure. Quelque chose a dû aller de travers. Ils passent devant lui en tapant des pieds, le poussent d’un geste.

— Où est le feu ? demande Kekkidis. Pourquoi fait-il si bougrement froid ici ? Tu aurais dû préparer un feu pour nous, garçon !

Pas moyen d’y échapper. Condamné s’il prépare un feu, condamné s’il n’en prépare pas. La vieille rengaine.

Mandralisca s’empresse d’aller chercher du petit bois sous le porche du fond. Son père et son frère, leur manteau toujours sur le dos, sont plantés au milieu de la pièce, se frottant les mains pour les réchauffer. Ils parlent de leur voyage. Leurs voix sont dures et amères. À l’évidence la tentative a été un échec ; les représentants de la succession de l’autre marchand de vin ont été trop malins pour Kekkidis, l’achat facile et bon marché de marchandises vendues sur saisie est tombé à l’eau, toute l’expédition a été une perte de temps et d’argent. Mandralisca garde la tête basse et vaque à ses affaires, sans poser de question. Il est trop avisé pour attirer l’attention sur lui lorsque son père est d’une telle humeur. Mieux vaut rester hors de son chemin, s’attacher aux ombres, le laisser passer sa rage sur les poêles, la batterie de cuisine et les tabourets, pas sur son plus jeune fils.

Mais cela se produit quand même. Mandralisca est un demi-pas trop lent à accomplir une tâche. Kekkidis est mécontent. Il grogne, il jure, voit soudain le bâton de Mandralisca appuyé contre le mur à peu de distance de lui, s’en saisit et frappe durement le garçon à l’estomac avec son extrémité.

C’est insupportable. Pas tant la douleur d’être frappé avec le bâton, bien qu’elle lui coupe quasiment le souffle, mais le fait que son père se serve de son bâton. Kekkidis n’a pas à y toucher, encore moins à l’utiliser contre lui. Ce bâton est à lui. Son seul bien. Acheté avec son propre argent, taillé de ses propres mains.

Sans prendre le temps de réfléchir, Mandralisca tend la main pour le saisir alors que Kekkidis le lève pour un second coup. Prompt comme l’éclair, il avance, attrape le bâton par un bout, le tire vers lui, essayant de l’arracher de la main de son père.

C’est une terrible erreur. Il le sait alors même qu’il la commet, mais malgré toute sa vivacité, il ne peut interrompre son geste. Kekkidis le dévisage le regard fou, bafouillant de stupéfaction devant un acte de défi si flagrant. Il oblige Mandralisca à lâcher prise d’une torsion latérale d’une force vicieuse, à laquelle le mince poignet de Mandralisca ne peut résister. Saisit le bâton par les deux extrémités, avec un rictus, le casse facilement sur son genou, sourit de nouveau largement, lève les deux morceaux pour les lui montrer, et les jette négligemment dans le feu. Tout ceci ne prend qu’une seconde ou deux.

— Non, murmure Mandralisca, ne croyant pas encore que c’est arrivé. Non… non… s’il te plaît… Une année d’économie. Son superbe bâton.

Trente-cinq ans plus tard et près de deux mille kilomètres plus au nord et à l’est, l’homme qui se nomme comte Mandralisca de Zimroel est assis dans une petite pièce circulaire au plafond en voûte, et aux murs de terre sèche orange foncé, sur une falaise dominant les étendues désertiques de la Plaine des Fouets. Il porte un casque de dentelle métallique sur le front ; ses mains sont serrées sur ses côtés comme si chacune tenait une moitié brisée de son bâton cassé.

Il voit le visage de son père devant lui. Le sourire triomphant et vindicatif. Les morceaux du bâton levés… jetés dans les flammes…

L’esprit en quête de Mandralisca s’élève dans le ciel, à l’extérieur, se souvenant, haïssant…

— Non… non… s’il te plaît…

Teotas, de nouveau vaincu par le sommeil, dort. Il ne peut rien faire d’autre. Son esprit craint le sommeil, mais son corps le réclame. Chaque nuit il se bat, perd, succombe. Ainsi, à présent, malgré son combat nocturne, une fois de plus, il gît endormi. Rêvant. Un désert, quelque part, nul endroit réel. Des hallucinations s’élèvent des rochers comme des ondes de chaleur. Il entend des gémissements et d’occasionnels sanglots, ainsi que ce qui pourrait être un chœur d’insectes, un bruissement sec. Le vent est chaud et chargé de poussière. L’aube est d’un éclat aveuglant. Les rochers sont des nœuds brillants de pure énergie, dont les surfaces rouges à la riche texture vibrent de dessins qui changent constamment. D’un côté de chaque masse rocheuse, il voit des lumières dorées tournant gracieusement. Sur le côté opposé, des sphères d’un bleu pâle naissent continuellement et s’envolent. Tout chatoie. Tout luit d’une lumière intérieure. Tout serait d’une beauté magnifique si ce n’était si effrayant.

Lui-même s’est transformé en quelque chose de hideux. Ses mains sont devenues des marteaux. Ses orteils sont des griffes recourbées. Ses genoux ont des yeux mais pas de paupières. Sa langue est en satin. Sa salive est en verre. Son sang est de la bile et sa bile est du sang. Un sentiment troublant de punition imminente l’accable. Des créatures faites de nervures verticales de cartilage gris mugissent sourdement à son intention. Il ne sait comment mais il en comprend la signification : elles expriment leur mépris, elles se moquent de lui et de ses innombrables insuffisances. Il veut crier, mais aucun son ne sort de sa gorge. Il ne peut fuir cette scène non plus. Il est paralysé.