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— Fi… o… rin… da…

Dans un ultime effort, il parvient à prononcer son nom. Peut-elle l’entendre ? Le sauvera-t-elle ?

— Fi… o… rin… da…

Il tire sur la courtepointe tire-bouchonnée, emmêlée. Fiorinda est couchée à côté de lui comme une poupée grandeur nature abandonnée là par quelqu’un, coupée de lui par un mur de sommeil, il sait qu’elle est là, ne peut l’atteindre, ne peut la toucher d’aucune façon. L’un d’eux se trouve dans un autre univers. Il n’a aucun moyen de savoir lequel. Probablement moi, décide-t-il. Oui. Il est dans un autre univers, endormi, rêvant, rêvant qu’il est couché dans son lit au Château, endormi près de Fiorinda qui dort, hors d’atteinte. Et il rêve.

— Fiorinda ? Silence. Solitude.

Il comprend à présent qu’il doit être en train de rêver qu’il est éveillé. Il s’assied, tend la main vers la veilleuse. À son faible éclat vert, il voit qu’il est seul dans le lit. Il se souvient, maintenant : Fiorinda a accompagné Varaile au Labyrinthe, ce n’est pas une séparation définitive, seulement un ajournement de leur décision, une rapide visite pour aider Varaile à s’installer dans son nouveau foyer. Et ensuite, ils décideront lequel des deux acceptera le poste qui lui a été offert ; si Fiorinda sera dame d’honneur de l’épouse du nouveau Pontife, ou si lui sera le Haut Conseiller de lord Dekkeret. Mais comment peut-il être Haut Conseiller alors qu’il n’est que le plus répugnant des insectes ?

Entre-temps, il est seul au Château. Assailli de rêves impitoyables.

Nuit après nuit… la terreur. La folie. Où peut-il se cacher ? Nulle part. Il n’y a aucun endroit où se cacher. Nulle part. Nulle part.

— Tu entends quelque chose ? demanda Varaile. L’un des enfants crier, peut-être ?

— Quoi ? Quoi ?

— Réveille-toi, Prestimion ! L’un des enfants…

Il émit un nouveau bruit interrogatif, mais ne montra pas signe de vouloir se réveiller. Au bout d’un moment.

Varaile prit conscience qu’il n’avait aucune raison de le faire. Il était très tard. Il était épuisé ; depuis leur arrivée au Labyrinthe, ses jours, et beaucoup de ses nuits également, avaient été remplis de réunions, conférences, discussions. Les fonctionnaires du Pontificat du défunt Confalume devaient être reçus et sondés, les personnes que Prestimion avait amenées avec lui du Château devaient être intégrées au système existant, il y avait des demandes de service à examiner, des pétitions auxquelles faire droit…

Laissons-le dormir, pensa Varaile. C’était un problème dont elle pouvait se charger seule.

Et cela se produisit à nouveau : un son bizarre, étranglé, qui semblait vouloir être un hurlement, mais se traduisait en un gémissement. À sa hauteur, elle crut reconnaître la voix de Simbilon, qui, bien qu’il eût près de onze ans, avait toujours un contralto pur et clair. C’est donc dans sa chambre qu’elle se rendit en premier lieu, en s’orientant de manière hésitante dans cet ensemble de pièces déconcertant qu’était la résidence impériale. Un globe dansant de lumière assujettie orange flottait au-dessus de sa tête, illuminant son chemin.

Mais Simbilon dormait paisiblement au milieu de son fouillis de livres, une douzaine voire plus, éparpillés tout autour de lui sur le lit, l’un encore ouvert, les pages aplaties sur sa poitrine où était tombé le livre lorsque le sommeil l’avait surpris. Varaile le prit, le posa à côté de son oreiller et sortit de la chambre.

Le bruit étrange lui parvint à nouveau, plus pressant, à présent. Elle fut effrayée à l’idée que l’un de ses enfants puisse émettre un tel son. Elle traversa en hâte le couloir, et entra dans la chambre où dormait Tuanelys sur un amas d’animaux en peluche entassés haut sur son lit ; des blaves, des sigimoins, des bilantoons, des canavongs, des ghalvars, et même un manculain à museau allongé, son préféré du moment, transformé par la main du fabricant en un jouet adorable, alors que les vrais manculains des jungles de Stoienzar, entièrement couverts de piquants jaunes empoisonnés, étaient aussi loin de la douceur qu’un animal peut l’être.

Mais il n’y avait aucun animal en peluche autour d’elle à ce moment. Tuanelys les avait apparemment jetés pêle-mêle dans toutes les directions, comme s’il s’agissait de sales vermines ayant envahi son lit. Même le manculain adoré avait été écarté : Varaile le vit de l’autre côté de la pièce, à l’envers sur la coiffeuse de la petite fille, où, en atterrissant, il avait bousculé une douzaine de jolis petits vaisseaux de verre dont Tuanelys faisait collection. Plusieurs paraissaient être brisés. Quant à Tuanelys elle-même, elle avait repoussé à coups de pied la courtepointe et était couchée en un petit tas tout recroquevillé, genoux presque sous le menton, le corps entièrement raidi, sa chemise de nuit remontée et retroussée sous ses bras, si bien que son petit corps mince était nu. Elle brillait comme si elle avait eu de la fièvre. Une mare de sueur avait taché les draps autour d’elle.

— Tuanelys, mon trésor…

Un autre gémissement qui aurait voulu être un cri. Une onde de convulsion parcourut la fillette : elle grimaça, tressaillit et frissonna, rua d’une jambe puis de l’autre, serra les poings, rentra la tête dans les épaules. Varaile lui toucha légèrement l’épaule. Sa peau était tiède, normale : pas de fièvre. Mais Tuanelys eut un mouvement de recul à son contact. Elle recommença à gémir, un gémissement qui se transforma rapidement en un sanglot épouvantable. Ses traits étaient déformés en un masque hideux, les yeux étroitement clos, les narines dilatées, les lèvres retroussées, les dents à nu.

— Ce n’est que moi, mon cœur. Chut. Chut. Tout va bien. Mère est là. Chut. Tuanelys. Chut.

Elle tira sur la chemise de nuit de l’enfant, la descendit sur sa taille et ses cuisses, tourna la petite fille sur le dos, et lui caressa doucement le front, tout en continuant à lui murmurer des mots doux. Petit à petit, la tension qui avait saisi Tuanelys sembla se relâcher un peu. De temps à autre, une onde répondant à quelque horrible vision intérieure continuait à la secouer, mais cela commençait à se ralentir, et le masque effrayant qu’était devenu son visage avait commencé à reprendre son aspect habituel.

Varaile se rendit compte que quelqu’un se tenait derrière son épaule. Prestimion ? Non : Fiorinda, comprit Varaile. Elle s’était réveillée et était venue dans le couloir depuis ses propres appartements pour voir ce qui se passait.

— Un cauchemar, dit Varaile, sans se retourner. Va lui chercher un bol de lait, s’il te plaît.

Les paupières de Tuanelys battirent et s’ouvrirent. Elle paraissait hébétée, désorientée, encore plus abasourdie que ce à quoi l’on pourrait s’attendre de la part d’un enfant réveillé au milieu de la nuit. Ce n’était que la deuxième semaine qu’elle vivait au Labyrinthe. Ils avaient essayé d’y installer sa chambre le plus possible comme celle qu’elle avait au Château, mais, il n’empêche… cette rupture dans sa vie, l’amplitude du bouleversement…

— Maman…

Sa voix était rauque. Elle n’avait plus utilisé ce mot depuis au moins deux ans.

— Tout va bien, Tuanelys. Tout va bien.

— Il n’avaient pas de visages… seulement des yeux…

— Ils n’étaient pas réels. Tu rêvais, mon trésor.