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— Ils étaient des centaines et des centaines. Sans visage. Juste… des yeux. Oh, maman… maman…

Elle tremblait de peur. Quelle que soit la vision qui avait affecté son esprit endormi, elle était encore bien vivace. Bribe par bribe elle se mit à décrire à Varaile ce qu’elle avait vu, du moins elle essaya, mais les descriptions étaient fragmentaires, ses paroles largement incohérentes. Elle avait vu quelque chose d’affreux, c’était clair. Mais il lui manquait la faculté de rendre son cauchemar réel aux yeux de Varaile. Des créatures blanches, de mystérieuses créatures blêmes, une horde d’hommes sans visages défilant, ou étaient-ce des espèces de vers géants ? des milliers d’yeux fixes…

Les détails ne comptaient guère. Les cauchemars d’une petite fille n’avaient pas de signification importante ; ce qui était important, c’était qu’elle ait eu des cauchemars. Là, dans le havre du Labyrinthe, dans ces appartements nichés tout au fond du secteur impérial, quelque chose de sombre et d’épouvantable avait réussi à se glisser et à toucher l’esprit de la fille du Pontife de Majipoor. Ce n’était pas normal.

— Ils étaient si froids, disait Tuanelys. Ils détestaient tout ce qui a du sang chaud dans les veines. Des hommes morts avec des yeux. Assis sur des montagnes blanches. Froids, si froids, tu les touchais et tu gelais…

Fiorinda reparut, portant un bol de lait.

— Je l’ai réchauffé un peu. La pauvre enfant ! Je me demande si nous ne devrions pas y ajouter une goutte de cognac.

— Pas cette fois, je pense. Tiens, Tuanelys, laisse-moi remonter les couvertures sur toi. Bois ceci, mon cœur. C’est du lait. Bois-le doucement, une petite gorgée à la fois…

Tuanelys but le bol à petites gorgées. L’étrange crise semblait passer. Elle cherchait ses animaux en peluche. Varaile et Fiorinda les rassemblèrent et les disposèrent à côté d’elle sur le lit. Elle trouva le manculain et le jeta sous la courtepointe, de nouveau tout près d’elle.

— Tout le mois dernier, Teotas aussi a fait d’horribles cauchemars, dit Fiorinda. Je ne serais pas surprise qu’il en fasse un en ce moment… Voulez-vous que je reste avec elle, Varaile ?

— Retourne te coucher. Je veillerai sur elle.

Elle prit le bol de lait vide des mains de Tuanelys, et repoussa légèrement la tête de la petite fille sur son oreiller, la maintenant là, la caressant pour la replonger dans le sommeil. Pendant un instant ou deux, Tuanelys parut parfaitement calme. Puis un brusque frisson la parcourut, comme si le rêve revenait.

— Des yeux, murmura-t-elle. Pas de visage.

C’est là que cela se termina. En quelques minutes elle était paisiblement endormie. De légers ronflements de petite fille s’élevaient. Varaile resta à la surveiller pendant un moment, attendant d’être totalement sûre que tout allait bien. Cela semblait être le cas. Elle sortit sur la pointe des pieds et retourna dans sa propre chambre, où elle retrouva Prestimion toujours profondément endormi, et resta couchée à côté de lui, éveillée, jusqu’à ce que vienne l’aube sans soleil du Labyrinthe.

Debout devant le Lord Gaviral dans la grande salle du palais de Gaviral, Mandralisca balançait machinalement le casque de Barjazid d’une main à l’autre, geste qui était presque devenu un tic chez lui, au cours des dernières semaines.

— Un compte rendu d’évolution, monseigneur Gaviral, dit-il. L’arme secrète dont je vous ai parlé, ce petit casque que voilà ? J’ai bien avancé dans sa maîtrise.

Gaviral sourit. Son sourire n’avait rien qui réjouisse le cœur : une rapide torsion de ses maigres petites lèvres, découvrant une rangée de dents irrégulières, pour la plupart triangulaires, et un éclat froid apparaissant un instant dans ses petits yeux enfoncés. Il se passa la main dans ses cheveux roux épais et clairsemés.

— Y a-t-il des résultats particuliers à signaler ? demanda-t-il.

— J’ai pénétré dans le Château avec, milord.

— Ah !

— Et le Labyrinthe.

— Ah ! Ah !

C’était l’une des expressions favorites de Dantirya Sambail, ce double « ah », avec un moment de pause entre les deux et une emphase cinglante sur le second. Gaviral ne pouvait être très vieux à la mort de Dantirya Sambail, mais il avait réussi à imiter l’intonation du Procurateur à la perfection. Il était bizarre, et nullement amusant, d’entendre ce double « ah » dans la bouche de Gaviral, comme un numéro de ventriloque d’outre-tombe. Le Lord Gaviral avait plus qu’un peu de la laideur de son fameux oncle, mais quasiment rien de sa sinistre astuce ni de sa sombre habileté tortueuse, et il n’était pas agréable à Mandralisca de se voir offrir une imitation aussi précise des habitudes du Procurateur. Il s’agissait de sentiments qu’il gardait pour lui, cependant, comme tant d’autres sujets.

— Je suis maintenant prêt, reprit Mandralisca, à proposer une modification de notre stratégie.

— Qui consisterait à… ?

— À nous placer de façon plus agressive en position de visibilité, milord. Je suggère que nous quittions cet endroit dans le désert, et transférions notre centre d’opérations dans la cité de Ni-moya.

— Vous me plongez dans la perplexité, comte. C’est une étape contre laquelle vous nous avez mis en garde depuis le début de notre campagne. Cela enverrait, avez-vous dit, un signal immédiat aux fonctionnaires Pontificaux, qui fourmillent partout à Ni-moya, qu’une révolte avait éclaté à Zimroel contre l’autorité du gouvernement central. Le mois dernier encore, vous nous avez déconseillé de dévoiler prématurément notre jeu. Pourquoi, aujourd’hui, vous contredisez-vous ?

— Parce que j’ai moins peur du gouvernement central aujourd’hui qu’il y a un an, ou même un mois.

— Ah ! Ah !

— Je continue à croire que nous devons avancer avec une extrême prudence vers notre but. Vous ne m’entendrez pas vous conseiller une déclaration de guerre contre le gouvernement de Prestimion et Dekkeret : pas encore, du moins. Mais je considère maintenant que nous pouvons nous permettre de prendre davantage de risques, car les armes dont nous disposons – il souleva le casque – sont plus importantes que je ne l’avais imaginé. Si Prestimion et Compagnie tentent de nous nuire, nous pourrons nous défendre.

— Ah !

Mandralisca attendit le second, regardant Gaviral d’un air furieux dans l’expectative. Mais il ne vint pas.

— Donc, nous irons à Ni-moya, dit-il au bout d’un moment. Vous réoccuperez la procuratie, cependant vous ne tenterez, en aucun cas, de réclamer le titre de Procurateur. Vos frères prendront possession de demeures presque aussi grandioses. Toutefois, pour le moment, vous vivrez là en tant que simples citoyens, ne revendiquant d’autorité que sur le domaine de votre famille. Est-ce compris, milord Gaviral ?

— Cela signifie-t-il que nous ne serons plus considérés comme lords ? demanda Gaviral.

Il était évident à son expression que cette possibilité lui était pénible.

— À l’intérieur de vos foyers, vous serez toujours les Lords de Zimroel. Dans vos relations avec les gens de Ni-moya, vous serez les cinq princes de la Maison de Sambail, et rien de plus, pour l’instant. Plus tard, milord, j’aurai un titre plus noble encore que celui de « lord » pour vous, mais cela devra attendre un peu plus longtemps.

Un sourire d’excitation apparut sur le déplaisant visage de Gaviral. Il se pencha en avant avec avidité.

— Et quel serait ce titre plus noble ? demanda-t-il, comme s’il connaissait déjà la réponse.

— Pontife, répondit Mandralisca.

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