— Monseigneur, dit le chambellan de Dekkeret, le prince Dinitak est ici.
— Merci, Zeldor Luudwid. Demandez-lui d’entrer.
Il fut amusé d’entendre le chambellan promouvoir Dinitak au principat. Un tel titre ne lui avait jamais été conféré, et Dekkeret ne projetait pas particulièrement de le faire ; Dinitak ne montrait d’ailleurs pas le moindre désir d’être élevé à la noblesse. Il était toujours le fils de Venghenar Barjazid, après tout, un enfant du désert de Suvrael qui avait autrefois collaboré avec son peu reluisant père pour escroquer et exploiter les voyageurs qui les engageaient comme guides dans ce pays peu accueillant. L’aristocratie du Mont du Château avait accepté Dinitak comme l’ami de Dekkeret, parce que Dekkeret ne leur avait pas laissé le choix. Mais ils n’accepteraient jamais que Dekkeret le lance parmi eux en tant que membre de leur caste élevée.
— Dinitak, dit Dekkeret, en se levant pour le serrer dans ses bras.
Au cours des dernières semaines, Dekkeret avait adopté comme quartier général une section du Long Couloir de Methirasp, qui n’était absolument pas un couloir, mais plutôt une série de petites pièces octogonales à l’intérieur de la Bibliothèque de lord Stiamot. La bibliothèque elle-même était un passage sinueux continu qui serpentait tout autour du sommet du Mont du Château sur une longueur totale de nombreux kilomètres, et, d’après la légende, contenait chaque livre publié dans tous les mondes de l’univers. À un endroit directement en dessous du tapis de verdure du Clos de Vildivar, elle débouchait sur les douze pièces du Couloir de Methirasp. Elles étaient réservées aux érudits ; mais il était rare que plus d’une ou deux d’entre elles soient occupées.
Dekkeret, tombant sur ces pièces lors d’une de ses explorations du Château, avait immédiatement été séduit. Elles étaient hautes de deux étages, leurs murs couverts de peintures murales représentant des dragons de mer et des animaux terrestres fantastiques, des chevaliers dans des tournois, des merveilles naturelles, et beaucoup d’autres choses encore, toutes rendues dans un style médiéval ravissant. Très haut au-dessus des têtes, des plafonds aux couleurs éclatantes, peints en vermillon, jaune, vert et bleu, et recouverts d’un vernis clair et fin qui les faisait scintiller comme du cristal, donnaient une chaude lumière réfléchie. Des couloirs aux murs couverts d’étagères pleines de livres menaient à la bibliothèque proprement dite. Dekkeret s’était surpris à revenir à plusieurs reprises dans ce sanctuaire plaisant à l’intérieur du Château, et avait finalement décidé de faire fermer au public la partie connue sous le nom de Cabinet de Travail de lord Spurifon pour la transformer en bureau auxiliaire à son usage. C’est là qu’il reçut Dinitak Barjazid ce jour-là.
Ils discutèrent tranquillement de choses et d’autres pendant un moment : une visite que Dinitak avait faite récemment à la grande cité de Stee, les projets de Dekkeret de se rendre dans cette ville et certaines de ses voisines sur le Mont, et ainsi de suite. Il n’était pas difficile pour Dekkeret de voir qu’une tension intérieure réprimée était à l’œuvre dans l’âme de son ami, mais il laissa Dinitak mener la conversation ; et petit à petit, il en vint au sujet qui l’avait amené à demander une audience privée avec le Coronal.
— Avez-vous souvent vu le prince Teotas récemment, Votre Seigneurie ? demanda Dinitak, une nouvelle intensité se manifestant dans sa voix.
Dekkeret fut agacé par la soudaine évocation du nom de Teotas. Le problème concernant Teotas était devenu sensible pour lui.
— Je le vois de temps à autre, mais pas très souvent, répliqua Dekkeret. Avec cette question de désignation du Haut Conseiller toujours en suspens, il semble m’éviter. Ne veut pas refuser le poste, mais ne peut se résoudre à l’accepter, non plus. J’en attribue la responsabilité à Fiorinda.
Le regard tranquille et pénétrant de Dinitak exprima de la surprise.
— Fiorinda ? En quoi Fiorinda est-elle impliquée dans votre choix d’un Haut Conseiller ?
— Elle est mariée à l’homme que j’ai choisi, non Dinitak ? Ce qui nous crée une couche de complications que je n’avais pas prise en considération. J’imagine que tu es au courant qu’elle est partie au Labyrinthe retrouver lady Varaile, en laissant Teotas.
Dekkeret fouilla avec irritation dans les piles de documents sur son bureau. Cela l’ennuyait de discuter du problème de plus en plus embarrassant de Teotas, même avec Dinitak.
— Je n’aurais jamais cru qu’elle demanderait à Teotas de choisir entre devenir Haut Conseiller et se séparer de sa femme.
— C’est sérieux à ce point, vous croyez ? Avec colère, Dekkeret ramassa les papiers en tas.
— Comment le saurais-je ? Ces derniers temps, Teotas me parle à peine. Mais pour quelle autre raison hésiterait-il à accepter cette nomination ? Si Fiorinda lui a posé une espèce d’ultimatum concernant sa vie au Labyrinthe, il ne peut pas vraiment rester ici et devenir Haut Conseiller, pas s’il veut sauver son mariage. Les femmes !
Dinitak sourit.
— Ce sont des créatures peu commodes, n’est-ce pas, monseigneur ?
— Il ne m’est jamais venu une seconde à l’idée qu’elle placerait le fait de rester dame d’honneur de Varaile au-dessus de l’opportunité qu’a son mari d’occuper une fonction au Château qui ne le cède qu’à la mienne. Entre-temps, Septach Melayn s’est déjà installé au Labyrinthe pour être le porte-parole de Prestimion, et le poste de Haut Conseiller reste vacant ici… Qui plus est, Teotas a l’air d’une épave. Tout ceci doit le démolir.
— Il a très mauvaise mine, oui, convint Dinitak. Mais je suis convaincu que ce problème avec Fiorinda n’est pas le seul qui le travaille.
— Que veux-tu dire ? Que se passe-t-il d’autre ? Dinitak regardait Dekkeret bien en face.
— Teotas a recherché ma compagnie à plusieurs reprises, récemment. Je pense que vous savez que lui et moi n’avons jamais eu grand commerce ensemble. Cependant maintenant, il souffre et réclame de l’aide, mais il n’ose s’adresser à vous à cause de cette histoire de Haut Conseiller, à laquelle il ne voit pas de solution. Il a donc préféré venir me trouver. Dans l’espoir, sans doute, que je vous parle de lui.
— Comme tu le fais en ce moment. Mais quelle sorte d’aide puis-je lui fournir ? Tu dis qu’il souffre. Mais si un homme ne peut prendre de décision sur un sujet aussi important que le poste de Haut Conseiller…
— Cela n’a rien à voir avec le poste de Haut Conseiller, monseigneur. Il n’y a aucun lien direct.
— Alors de quoi d’autre peut-il s’agir ? dit sèchement Dekkeret, perplexe et commençant à s’impatienter.
— Il reçoit des messages, Dekkeret. Nuit après nuit, les plus terribles rêves, les cauchemars les plus atroces. Cela a atteint un tel point qu’il a peur de s’endormir.
— Des messages ? Les messages sont bienveillants, Dinitak.
— Les messages de la Dame, oui. Mais ceux-ci ne viennent pas d’elle. La Dame n’envoie pas de rêves de monstres et de démons qui poursuivent les gens dans des paysages dévastés. La Dame ne vous envoie pas non plus de rêves pour vous persuader de votre totale absence de qualités, et vous faire croire que chaque acte de votre vie a été une imposture méprisable. Il dit que certaines nuits il se réveille en se méprisant. Méprisant.
Dekkeret se remit à jouer nerveusement avec ses documents.
— Teotas devrait consulter un interprète des rêves, dans ce cas, et se faire remettre les idées en place. Par le Divin, Dinitak, c’est exaspérant ! J’offre le poste le plus important de mon gouvernement à un homme qui me semble éminemment qualifié, et je découvre à présent qu’il ne peut l’accepter parce que sa femme ne le lui permet pas, et qu’il est par ailleurs troublé par quelques mauvais rêves… ! Très bien, c’est assez simple. Je vais retirer mon offre et Teotas pourra courir au Labyrinthe retrouver Fiorinda. Peut-être le vieux Dembitave voudra-t-il être Haut Conseiller. Ou peut-être que je pourrais faire quitter Muldemar à Abrigant et lui faire prendre ce poste. Ou encore, j’imagine que je peux demander à l’un des jeunes princes, Vandimain, peut-être…