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— Une telle personne est au-delà de mon entendement, dit Dekkeret.

— Pas du mien, hélas. J’ai eu des relations plus proches que les vôtres avec des monstres. Mais c’est vous qui devrez l’arrêter.

— Oh, mais attends ! Nous avançons très vite, là, Dinitak, et ces conjectures nous emmènent très loin.

Dekkeret planta son index sur l’homme plus petit.

— Que me dis-tu, réellement ? Tu as évoqué le vieux démon Mandralisca, tu as remis entre ses mains l’arme de ton père qui permettait de contrôler les pensées, tu as suggéré que Mandralisca se prépare à lancer une nouvelle guerre sur le monde. Mais où sont les preuves qu’une partie de ces suppositions soit vraie ? Pour moi, cela ne semble reposer sur rien d’autre que les mauvais rêves de Teotas, et la vision ambiguë de Maundigand-Klimd !

Dinitak sourit.

— Le casque original est toujours en notre possession. Laissez-moi le sortir du Trésor et explorer le monde avec. Si Mandralisca est encore vivant, je le trouverai, là où il est. Ainsi que celui pour qui il travaille. Qu’en dites-vous, monseigneur ?

— Que puis-je dire ?

La tête de Dekkeret l’élançait. Il était sur le trône depuis à peine plus d’un mois, Prestimion était loin et ignorait tout de cette histoire, et il n’avait pas de Haut Conseiller vers qui se tourner. Il était entièrement seul exception faite de Dinitak Barjazid. Et à présent la possibilité qu’un ancien ennemi essaie de lui causer des problèmes quelque part au loin se dressait soudain devant lui.

— Voilà ce que je dis : trouve-le-moi, Dinitak. Découvre ses intentions. Rends-le inoffensif, de la façon dont tu le pourras. Détruis-le, si nécessaire. Tu me comprends. Fais ce qui doit être fait, répondit Dekkeret d’une voix durcie par l’appréhension et la frustration.

13

Fulkari traversait les Balcons de Vildivar, en direction de la Cour de Pinitor, lorsque survint le moment qu’elle redoutait depuis des semaines. Par les portes donnant du Château Intérieur sur les Balcons, à l’autre bout, arriva le Coronal lord Dekkeret, magnifique dans sa robe de fonction et entouré, ainsi qu’il l’était toujours à cette époque, par un petit groupe d’hommes à l’air important, le cercle intime de sa cour. Le seul chemin possible la conduisait droit vers lui. Il n’y avait aucun moyen de l’éviter, à présent : ils allaient inévitablement se retrouver face à face.

Dekkeret et elle ne s’étaient pas dit un mot au cours des semaines qui s’étaient écoulées depuis son accession au trône. En fait, elle ne l’avait vu que quelques fois, et seulement de très loin, lors de cérémonies officielles à la cour, auxquelles les jeunes dames de haute naissance telles que Fulkari, descendantes d’anciennes familles royales des siècles passés, devaient assister. Il n’y avait eu aucun contact entre eux. Il avait à peine regardé dans sa direction. Il s’était comporté comme si elle était invisible. Et elle avait également évité toute possibilité de contact. Une fois, lors d’une réception royale, alors qu’il semblait que le chemin qu’il suivait à travers la grande salle du trône les mettrait sans aucun doute en présence l’un de l’autre, elle avait pris soin de se glisser dans la foule avant qu’il n’approche. Elle avait peur de ce qu’il pourrait lui dire.

Il était évident pour tout le monde que, quelque relation qu’il ait pu y avoir auparavant entre eux, celle-ci était terminée. Peut-être n’était-il pas disposé à le lui dire franchement, mais Fulkari était certaine que tout était fini. Seul le fait qu’il ne se soit pas encore résolu à une rupture formelle avec elle lui permettait d’y croire encore. Elle savait cependant à quel point c’était idiot. Ils s’étaient fréquentés pendant trois ans, et à présent ils ne s’adressaient plus la parole. Qu’y aurait-il pu y avoir de plus clair ? Dekkeret lui avait demandé de l’épouser et elle avait refusé. Point final. Était-il réellement nécessaire, se demandait-elle, qu’il reconnaisse officiellement une situation qui était évidente pour tout un chacun ?

Pourtant, il était là, à moins de cent mètres d’elle et se dirigeant droit sur elle.

Continuerait-il à prétendre qu’elle était invisible, lorsqu’ils se rencontreraient sur cet étroit balcon ? Ce serait atroce, songea Fulkari. Être humiliée de la sorte devant Dinitak, le prince Teotas, les ministres du Conseil Dembitave et Vandimain et tous ces autres hommes. Un tourment de son propre fait, elle n’avait aucun doute à ce sujet, mais un tourment quand même, la désignant comme rien de plus qu’une maîtresse royale rejetée. Et même moins que cela, en fait. Dekkeret n’était pas encore devenu Coronal, la dernière fois qu’ils avaient fait l’amour. Donc elle était seulement quelqu’un qui avait été l’amante du nouveau Coronal alors qu’il n’était encore qu’un simple particulier, une des nombreuses femmes qui étaient passées dans son lit au cours des années.

Elle résolut d’aborder la situation franchement. Je ne suis pas une simple concubine rejetée, pensa-t-elle. Je suis lady Fulkari de Sippermit, dans les veines de laquelle coule le sang du Coronal lord Makhario, qui était roi de ce Château, il y a cinq siècles. Que faisaient les ancêtres de Dekkeret, il y a cinq siècles ? Connaissait-il seulement leurs noms ?

Dekkeret et elle n’étaient plus qu’à quinze mètres l’un de l’autre. Fulkari regarda droit vers lui. Leurs yeux se rencontrèrent, et ce n’est qu’au prix d’un grand effort qu’elle ne détourna pas les siens ; mais elle continua à le regarder.

Dekkeret avait l’air tendu et las. Circonspect, également : disparu à présent le visage ouvert et riant de l’homme enjoué qui avait été son amant ces trois dernières années. Il semblait désormais surmené. Ses lèvres étaient étroitement serrées, son front plissé, il avait une sorte de tressaillement agitant sa joue gauche. Étaient-ce les soucis de sa haute fonction qui en étaient la cause, ou réagissait-il simplement à l’embarras de leur rencontre accidentelle devant tous ses compagnons ?

— Fulkari, dit-il, lorsqu’ils furent plus proches.

Il parlait doucement et sa voix paraissait aussi sévère et strictement contrôlée que l’expression de son visage.

— Monseigneur.

Fulkari inclina la tête et lui fit le symbole de la constellation.

Il s’arrêta devant elle. Elle était assez près de lui, là, dans les limites étroites de la petite promenade des balcons pour observer une fine trace de transpiration sur sa lèvre supérieure. Les deux qui marchaient le plus près du Coronal, Dinitak et Vandimain, reculèrent et parurent se fondre dans le décor. Le prince Teotas, qui paraissait terriblement fatigué et tendu lui aussi, les yeux injectés de sang, hagards, la regardait comme si elle était une espèce de fantôme.

Puis Teotas, Dinitak et Vandimain semblèrent reculer encore plus, au point de disparaître totalement, et Fulkari ne vit plus que Dekkeret, occupant un immense espace au centre de sa conscience. Elle se tint bien droite devant lui. Bien qu’elle ait été une femme de grande taille, elle lui arrivait à peine à la poitrine.

Il y eut un silence qui parut se prolonger infiniment. Si seulement il pouvait tendre la main vers elle, se dit-elle, elle se jetterait dans ses bras devant ces autres hommes, tous ces grands du royaume, ces princes, comtes et ducs. Mais il ne tendit pas la main.

Au lieu de quoi, il dit de la même voix tendue, après ce qui lui sembla des années mais n’avait vraisemblablement duré que cinq ou six secondes.

— J’avais l’intention de vous envoyer chercher, Fulkari. Nous devons discuter, savez-vous ?