Mots fatidiques. Les mots qu’elle espérait ne pas entendre.
Nous devons discuter ? De quoi, monseigneur ? Que nous reste-t-il à dire ?
C’est ce qu’elle aurait voulu pouvoir dire. Puis le dépasser et continuer rapidement son chemin. Mais son regard resta calme et son ton posé et très formel lorsqu’elle répondit.
— Oui, monseigneur. Quand vous le souhaiterez monseigneur.
Le front de Dekkeret luisait maintenant de transpiration. Ce devait être aussi difficile pour lui que pour elle, réalisa Fulkari.
Il se tourna vers son chambellan.
— Vous arrangerez une audience privée pour lady Fulkari demain après-midi, Zeldor Luudwid. Nous nous retrouverons dans le Couloir Methirasp.
— Très bien, monsieur, dit le chambellan.
— Il veut me voir, Keltryn ! dit Fulkari.
Elles se trouvaient dans l’appartement modeste et encombré de Keltryn, dans la Galerie de Setiphon, deux étages plus bas que la suite plus imposante qu’occupait Fulkari. Elle s’était rendue directement chez Keltryn après sa rencontre avec Dekkeret.
— Je passais par l’un des Balcons de Vildivar, et il arrivait à l’autre bout avec Vandimain, Dinitak et un tas d’autres gens, et nous ne pouvions faire autrement que de marcher droit l’un sur l’autre.
Rapidement elle décrivit leur brève rencontre. Le malaise de Dekkeret, ses émotions contradictoires à elle, le caractère distant de leur brève conversation, le rendez-vous pour le voir le jour suivant.
— Eh bien, pourquoi ne voudrait-il pas te voir ? demanda Keltryn. Tu n’es pas plus vilaine que tu n’étais le mois dernier, et même un homme aussi occupé que le Coronal aime avoir quelqu’un à côté de lui dans son lit de temps à autre, j’imagine. Donc il t’a vue là devant lui, et il a pensé, « Ah, oui, Fulkari… je me souviens de Fulkari…»
— Quelle enfant tu fais, Keltryn !
Keltryn sourit largement.
— Tu ne crois pas que j’ai raison ?
— Bien sûr que non. Cette idée est absolument indigne. Manifestement tu dois penser que lui et moi sommes des gens complètement frivoles, qu’il ne voit en moi rien de plus qu’un jouet disponible pour les nuits solitaires, et qu’il lui suffirait de claquer des doigts pour que je coure le rejoindre…
— Mais tu vas bien le voir, non ?
— Bien entendu. Suis-je censée dire au Coronal de Majipoor que je n’ai pas envie d’accepter son invitation ?
— Eh bien, dans ce cas, tu découvriras bien assez tôt si j’ai raison ou pas, dit Keltryn.
Ses yeux brillaient de triomphe. Elle se divertissait beaucoup.
— Va le voir. Écoute ce qu’il a à te dire. Je prédis qu’en cinq minutes il promènera ses mains partout sur toi. Et tu fondras alors entre ses bras.
Fulkari dévisagea sa sœur avec un mélange de colère et d’amusement. Elle était une telle enfant, après tout. Que savait-elle des hommes, elle qui ne s’était jamais abandonnée à l’un d’eux ? Et pourtant, pourtant, regardant de l’extérieur toutes ces histoires suantes d’hommes et de femmes, Keltryn avait peut-être bien une perspective que ne voyait pas Fulkari, empêtrée au cœur de cette liaison.
Après tout, à dix-sept ans, Keltryn n’était pas si inexpérimentée et novice que cela. Il y avait en elle une sagesse pleine de bon sens que Fulkari commençait à respecter. C’était une erreur de continuer à la considérer comme une éternelle petite fille. Des changements survenaient. On pouvait le voir à son visage :
Fulkari fut très surprise de voir qu’elle semblait moins garçonnière, brusquement, comme si elle avait finalement accompli la transition entre la fille sans expérience et la véritable féminité.
Fulkari errait dans la pièce, prenant et reposant nerveusement l’une après l’autre les bouteilles en cristal taillé dont Keltryn faisait collection. Un flot de pensées contradictoires hurlait en elle.
Enfin, elle se retourna et s’expliqua, les mots sortant sur un ton haut perché et flûté qui lui donna une fois encore l’impression étrange que c’était Keltryn l’aînée, et elle la cadette.
— Comment peut-il sérieusement vouloir tout recommencer, Keltryn ? Après ce que je lui ai dit lorsqu’il m’a demandé de l’épouser ? Non. Non, c’est tout simplement impossible. Il sait que ce n’est pas la peine de tout remuer une seconde fois. Et s’il recherche simplement une partenaire, sans complication, le Château est plein d’autres femmes, beaucoup plus indiquées que moi, qui seraient ravies de se plier à ses désirs. Lui et moi avons une trop longue histoire pour nous permettre de laisser une telle situation se produire à présent.
Keltryn la regarda les yeux écarquillés, sérieuse.
— Et s’il te veut toujours, malgré tout ? N’est-ce pas aussi ce que tu veux ?
— Je ne sais pas ce que je veux. Tu sais que je l’aime.
— Oui.
— Mais il cherche une épouse, et j’ai déjà dit que je ne veux pas épouser un Coronal.
Fulkari secoua la tête. Elle sentait un peu de clarté revenir dans son esprit troublé.
— Non, Keltryn, tu as tort. La dernière chose que souhaite Dekkeret, c’est de reprendre sa liaison avec moi. Je pense que la raison pour laquelle il m’a demandé d’aller le voir est qu’il s’est aperçu qu’il ne m’a jamais dit officiellement que c’était terminé, et il a des remords à ce sujet, car il me doit bien cela, au moins. Il a été si occupé à être Coronal qu’il m’a laissée en suspens, parfaitement, et il est temps qu’il fasse ce qu’il a à faire. Et lorsque nous sommes tombés l’un sur l’autre sur le balcon, il a dû penser : « Oh, eh bien, je ne peux vraiment pas laisser la situation traîner plus longtemps. »
— Peut-être. Et que ressens-tu à ce sujet ? Qu’il te fait venir juste pour mettre un point final à votre relation ? Honnêtement ?
— Honnêtement ?
Fulkari n’hésita qu’un instant.
— Je déteste cette idée. Je ne veux pas que ce soit fini. Je te l’ai dit : je l’aime toujours, Keltryn.
— Et pourtant, tu lui as dit que tu ne l’épouserais pas. Qu’espères-tu qu’il fasse ? Il doit poursuivre sa vie. Il n’a plus besoin d’une maîtresse maintenant : il a besoin d’une femme.
— Je n’ai pas refusé de l’épouser. J’ai refusé d’épouser le Coronal.
— Oui. Oui. Tu n’arrêtes pas de le répéter. Mais c’est pareil, non, Fulkari ?
— Ça ne l’était pas, lorsque je l’ai dit. Il n’avait pas encore été proclamé officiellement. J’imagine que j’espérais qu’il renoncerait à tout pour moi. Mais bien entendu, il ne l’a pas fait.
— C’était une demande idiote, tu sais.
— Je m’en rends compte. Il s’est préparé ces quinze dernières années à succéder à lord Prestimion, et lorsque le moment arrive, je lui dis : « Non, non, je suis beaucoup plus importante que tout cela, n’est-ce pas Dekkeret ? » Comment ai-je pu être aussi stupide ?
Fulkari se détourna. Elle en avait la migraine. Elle avait couru chez Keltryn, comprit-elle, avec une espèce de frénésie, d’excitation de petite fille aux idées confuses, « Il veut me voir ! », et Keltryn avait méthodiquement révélé l’étendue de sa confusion. Ce qui était d’une aide précieuse mais également très douloureux. Elle ne voulait pas poursuivre cette discussion.
— Fulkari ? dit Keltryn après un moment de silence. Tu vas bien ?
— Plus ou moins, oui… Et si nous allions nager ?
— J’allais justement suggérer la même chose.
— Bien, dit Fulkari. Allons-y. Continues-tu tes leçons d’escrime, maintenant que Septach Melayn est au Labyrinthe ? ajouta-t-elle ensuite, pour changer de sujet.