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Dekkeret s’accordait bien au décor : mieux que Prestimion, en vérité. Ce bureau avait toujours paru trop gigantesque pour la petite stature de Prestimion, mais Dekkeret, beaucoup plus grand, formait une paire plus assortie avec les dimensions majestueuses du bureau. Il était vêtu de façon traditionnelle, portant la robe vert et doré avec une bordure d’hermine, et il irradiait à ce moment la force et la confiance, au point que Teotas, las jusqu’à l’épuisement et proche des limites de sa force, se sentit soudain vieux et faible en présence d’un homme qui n’avait que quelques années de moins que lui.

— Ainsi, dit Dekkeret. Nous y sommes.

— Nous y sommes, oui.

— Vous avez l’air fatigué, Teotas. Dinitak me dit que vous dormez mal ces derniers temps.

— Je dirais plutôt que je ne dors pas. Lorsque je me livre au sommeil, il m’apporte les plus terribles rêves, des rêves si effrayants que je peux à peine croire que mon esprit est capable d’inventer de telles horreurs.

— Donnez-moi un exemple.

Teotas secoua la tête.

— Il est inutile d’essayer. J’aurais du mal à le décrire. Il ne me reste pas grand-chose en mémoire une fois que je suis réveillé, excepté le sentiment d’avoir vécu une expérience effroyable. Je vois des paysages étranges et hideux, des monstres, des démons. Mais je n’essaierai pas de les dépeindre. Ce qui semble particulièrement effrayant pour le rêveur n’a aucun pouvoir sur les autres… Et de toute façon, je ne suis pas venu parler de mes rêves, monseigneur. C’est au sujet de ma nomination en suspens en tant que Haut Conseiller.

— Qu’en est-il ? demanda Dekkeret, sur un ton si calme et désinvolte que Teotas comprit qu’il s’attendait précisément à une discussion sur ce thème. Je vous rappelle, Teotas, que je n’ai pas encore eu d’acceptation officielle du poste de votre part.

— Et vous n’en aurez pas, répondit Teotas. Je suis venu vous demander de retirer mon nom de la liste des candidats.

Manifestement, Dekkeret avait prévu cette requête. La voix du Coronal était toujours très calme lorsqu’il reprit :

— Je ne vous aurais pas choisi, Teotas, si je ne pensais pas que vous soyez l’homme le plus indiqué pour cette fonction.

— J’en suis conscient. C’est une cause de profond regret pour moi de ne pouvoir accepter ce grand honneur. Mais cela m’est impossible.

— Puis-je avoir une raison ?

— Dois-je en fournir une, monseigneur ?

— Vous ne le « devez » pas, non. Mais je pense vraiment qu’une explication serait appropriée.

— Monseigneur…

Teotas ne put continuer, de peur de ce qu’il pourrait dire. Il ressentit un frémissement, tout au fond de lui, du célèbre caractère que l’on craignait autrefois tant. Pourquoi Dekkeret ne le libérait-il pas tout simplement de sa proposition et ne le laissait-il pas tranquille ? Mais l’ardeur de sa colère avait été grandement diminuée par le temps et par la lassitude qui accompagne le désespoir. Il ne pouvait plus trouver en lui-même qu’un crépitement de contrariété, qui passa rapidement, le laissant vidé, affligé et engourdi.

Il enfouit sa tête dans ses mains.

— Monseigneur, reprit-il au bout d’un moment, d’une voix éteinte, indistincte.

Dekkeret attendit sans rien dire.

— Monseigneur, voyez-vous de quoi j’ai l’air ? Comment je me conduis ? Est-ce le Teotas dont vous vous souvenez d’une époque précédente ? D’il y a ne serait-ce que six mois ? Selon vous, ai-je l’air d’un homme apte à assumer les fonctions de Haut Conseiller du Royaume ? Ne voyez-vous pas que j’ai à moitié perdu la raison ? Plus qu’à moitié. Seul un idiot désignerait quelqu’un d’aussi instable que moi à un poste aussi important. Et vous n’avez rien d’un idiot.

— Je vois que vous paraissez mal portant, Teotas. Mais la maladie se soigne… Avez-vous parlé de cette décision de refuser le poste avec Sa Majesté votre frère ?

— Absolument pas. Je ne vois pas l’intérêt de faire porter à Prestimion le poids de mes problèmes.

— Si le Divin m’avait accordé un frère, dit Dekkeret, je pense que je serais tout à fait disposé à l’écouter parler de ses problèmes, à toute heure du jour ou de la nuit. Et je pense qu’il en est de même pour Prestimion.

— Néanmoins, je ne m’adresserai pas à lui. Cet entretien devenait un supplice.

— Au nom du Divin, Dekkeret ! Trouvez-vous un autre Haut Conseiller, et laissez-moi en finir avec cette histoire ! Assurément, je ne suis pas indispensable.

Le Coronal sembla enfin s’apercevoir de la souffrance de Teotas.

— Personne n’est indispensable, pas même le Pontife et le Coronal, dit-il gentiment. Et j’annulerai cette nomination, si vous ne me laissez pas d’autre choix.

— Je vous remercie, monseigneur.

Teotas se leva comme pour partir.

Mais Dekkeret n’en avait pas terminé avec lui.

— Je devrais vous dire, cependant, que Dinitak pense que ces rêves que vous faites, qui semblent être véritablement épouvantables, ne sont absolument pas l’œuvre de votre cerveau. Il croit qu’ils sont envoyés par un ennemi de l’extérieur, un sien parent, un Barjazid, soupçonne-t-il, qui utilise un modèle du casque qui permet de contrôler les pensées que nous avons jadis employé contre Dantirya Sambail.

— Est-ce possible ? souffla Teotas.

— En ce moment, Dinitak cherche les preuves à l’appui de sa théorie. Et prendra les mesures nécessaires, s’il découvre que ce qu’il suspecte est vrai.

— Cette idée me laisse perplexe, monseigneur. Pourquoi quelqu’un voudrait-il m’envoyer de mauvais rêves ? Votre ami Dinitak perd son temps, je pense.

— Quoi qu’il en soit, je l’ai autorisé à enquêter là-dessus.

Teotas sentit qu’il arrivait aux limites de ses forces. Il devait mettre fin à cette situation.

— Quoi qu’il puisse découvrir, cela ne changera rien à notre discussion, dit-il. La vraie question est ce qu’il advient de mon mariage… Vous savez, j’imagine, que Fiorinda est au Labyrinthe avec Varaile ?

— Oui.

— Elle est aussi importante pour Varaile que vous dites que je le suis pour vous. Mais je ne vivrai pas séparé d’elle indéfiniment, monseigneur. Il n’y a pas d’autre solution, en ce cas, que de refuser pour l’un de nous la nomination royale et ma règle a toujours été de placer les besoins et désirs de Fiorinda avant les miens. Par conséquent, je ne serai pas votre Haut Conseiller.

— Vous penserez peut-être autrement, dit Dekkeret, une fois que nous vous aurons délivré de ces rêves. Renoncer à la fonction de Haut Conseiller est une affaire sérieuse. Je vous promets de vous libérer si vous avez le sentiment, même une fois débarrassé de vos rêves, de ne pas vouloir de ce travail. Mais pouvons-nous laisser cette décision en suspens jusque-là ?

— Vous êtes implacable, monseigneur. Mais je suis inflexible. Rêves ou pas rêves, je veux être avec ma femme, et elle veut être avec Varaile au Labyrinthe. Il se dirigea de nouveau vers la porte.

— Accordez-vous une semaine de plus, dit Dekkeret. Nous nous reverrons dans une semaine, et si vous êtes toujours dans le même état d’esprit, je nommerai quelqu’un d’autre à ce poste. Pouvons-nous en convenir ? Une semaine de plus ?

La ténacité de Dekkeret était exaspérante. Teotas ne pouvait en supporter davantage.

— Comme monseigneur le voudra, murmura-t-il. Une semaine de plus, oui. Comme vous le voudrez.

Il fit hâtivement le symbole de la constellation et se précipita hors de la salle avant que le Coronal n’ait pu prononcer un mot de plus.

Cette nuit Teotas reste éveillé pendant des heures, trop fatigué pour pouvoir dormir, et il commence à espérer que, cette fois peut-être, il sera épargné, qu’il traversera la nuit de minuit à l’aube sans descendre, même un instant, au royaume des rêves. Mieux vaut ne pas dormir du tout, pense-t-il, que de subir la torture que sont devenus ses rêves.