Dekkeret paraissait sévère et déterminé, très soucieux de ses responsabilités. Il était évident qu’il commençait déjà à adopter les qualités intangibles de la majesté, là dans les premiers mois de son règne. Prestimion en fut satisfait. Il n’avait jamais eu le moindre doute quant à la sagesse du choix qu’il avait fait de prendre Dekkeret comme successeur, mais cet air de grandeur qu’affichait à présent Dekkeret n’en était pas moins une confirmation bienvenue.
Il n’y avait aucune possibilité de tenir une conversation avec lui avant le dîner, ni pendant le repas non plus. Les Coronals n’avaient pas été des visiteurs exceptionnels au manoir de Muldemar au fil des siècles, et les princes de Muldemar leur réservaient une résidence d’invités dans l’aile est, aussi éloignée qu’il était possible des appartements actuels de Prestimion. Leur première occasion de rencontre fut à la table du dîner, mais celui-ci fut une morne formalité au cours de laquelle toute discussion privée fut impossible. Prestimion et Dekkeret s’embrassèrent, comme il convenait au Pontife et au Coronal de le faire chaque fois qu’ils se trouvaient présents au même événement, puis ils prirent place aux deux extrémités de la longue table. Fulkari s’assit à côté de Dekkeret, Varaile près de Prestimion, Fiorinda étant sa voisine.
Le reste de l’assemblée réunie dans la grande salle des banquets était en petit nombre. Abrigant et sa femme Cirophan étaient accompagnés de leurs deux fils adolescents. Les deux fils aînés de Prestimion se trouvaient également là. Les seuls autres convives étaient Septach Melayn et Gialaurys, qui étaient venus à Muldemar avec le Pontife. Abrigant parla brièvement de l’occasion solennelle qui les avait réunis ce soir-là, et ils levèrent leurs verres à la mémoire de Teotas. Puis le dîner, très bon, fut servi ; mais il s’agissait d’un groupe hétéroclite, l’état d’esprit dominant était sombre et il y eut peu de conversations.
Plus tard, Dekkeret alla trouver Prestimion et lui dit :
— Vous et moi devrions discuter, Votre Majesté.
— Nous le devrions en effet. Dois-je amener Septach Melayn ?
— Je pense que nous ne devrions être que nous deux, répondit Dekkeret. Vous pourrez partager ce que j’ai à vous dire avec le porte-parole par la suite, si vous le souhaitez. Mais Abrigant pense que vous et moi devrions discuter seuls de ces questions, d’abord.
— Abrigant sait ce que vous allez me dire ? demanda Prestimion.
— En partie. Pas tout.
Prestimion choisit comme lieu de rencontre la salle de dégustation du manoir de Muldemar, endroit qui avait toujours exercé un charme étrange sur lui, bien que d’aucuns déclaraient trouver l’endroit lugubre. Elle était située à l’entrée d’une caverne profonde et fraîche de basalte vert au niveau le plus bas du bâtiment, s’étendant très profondément dans le soubassement du Mont. Des deux côtés du passage était aligné du sol au plafond de quoi payer la rançon d’un roi en vins de Muldemar, des millésimes remontant à des centaines d’années, jusqu’à la nuit des temps. Une antique porte d’acier séparait la pièce du reste de l’édifice. Il n’y avait aucune partie du manoir de Muldemar où Dekkeret et lui auraient pu trouver un plus grand isolement.
Il avait demandé au maître de chai d’Abrigant de leur laisser une bouteille d’eau-de-vie sur la table de dégustation. Il était amusant de voir que la bouteille que celui-ci avait choisie, une coupe renflée et soufflée à la main, était scandaleusement précieuse, recouverte d’une poussière qui avait sûrement plus d’un siècle et que son étiquette datait du règne de lord Gobryas, prédécesseur de lord Prankipin comme Coronal. Prestimion versa deux rasades généreuses et ils sirotèrent un moment en silence, savourant l’eau-de-vie d’un air songeur.
— Je suis profondément peiné de la perte que vous avez subie, Prestimion, dit enfin Dekkeret. J’aimais beaucoup Teotas. Je suis vraiment désolé que ce merveilleux alcool, si j’ai la chance de pouvoir un jour y goûter de nouveau, me rappelle toujours le souvenir de sa mort.
Prestimion acquiesça d’un grave signe de tête.
— Je n’aurais jamais cru que je lui survivrais. Même s’il vieillissait rapidement, et paraissait beaucoup plus âgé qu’il ne l’était, il y avait une grande différence d’âge entre nous. Et ensuite qu’une chose pareille arrive… ce…
— Oui, dit Dekkeret. Mais peut-être n’était-il pas destiné à vivre longtemps. Comme vous le dites, il vieillissait rapidement. Il avait toujours un feu intérieur en lui. Comme s’il avait eu un fourneau à l’intérieur de la poitrine et se consumait comme combustible. Ce caractère qu’il avait… son impatience…
— J’ai moi-même quelques-unes de ces caractéristiques, vous le savez, fit Prestimion. Mais seulement dans une faible mesure. Lui les avait sous forme complète.
Il se consacra un moment à son eau-de-vie d’un air pensif. Sa texture était merveilleusement douce, mais sa saveur longtemps retenue explosait en bouche comme une galaxie en éruption. Puis il ajouta, comme s’il jugeait que le silence avait assez duré :
— Il s’est tué, c’est cela, Dekkeret ? Que pourrait-ce être d’autre qu’un suicide ? Mais pourquoi ? Pourquoi ? Il subissait une forte pression, oui, mais quelle sorte de pression pourrait conduire un homme tel que Teotas à s’ôter la vie ?
— Je pense qu’il a été assassiné, Prestimion, répondit calmement Dekkeret.
— Assassiné ?
Prestimion n’aurait pas été plus abasourdi si Dekkeret l’avait giflé.
— Ou, disons, qu’il a été placé par une force extérieure dans un état d’esprit où mourir lui paraissait plus souhaitable que vivre ; ensuite il a été amené sous influence dans un endroit où la mort était très facile à trouver.
Prestimion se pencha en avant le regard fixe, intense. Les paroles de Dekkeret le traversèrent comme une tornade. Ce n’était pas une idée à laquelle il voulait croire. Mais la vie ne vous laisse pas croire uniquement ce que vous décidez de croire.
— Continuez, dit-il. Dites-moi tout.
— Il est venu me trouver dans mon bureau, dit Dekkeret, le dernier après-midi de sa vie. Comme vous le savez, je lui avais proposé d’être mon Haut Conseiller, voilà en quelle estime je le tenais, Prestimion, mais il ne se décidait pas à me faire savoir s’il acceptait ou non cette fonction, et finalement, j’ai demandé à le voir pour faire pression sur lui à ce sujet.
— Pourquoi hésitait-il autant ? Était-ce à cause de Fiorinda ?
— C’est la raison que Teotas a donnée, oui. Que lady Varaile avait prié lady Fiorinda de l’accompagner au Labyrinthe, et qu’il ne laisserait pas ses propres ambitions y faire obstacle. Mais il y avait également les rêves qu’il faisait. Toutes les nuits, apparemment, un assaut de cauchemars au-delà de ce que l’on peut imaginer.
— Oui. Fiorinda en a parlé à Varaile… Il y a beaucoup de mauvais rêves dans l’air, en ce moment, vous savez. Ma propre fille, Tuanelys, est perturbée par eux. Et Varaile aussi, depuis peu.
— Même elle ? dit Dekkeret.
Il parut enregistrer l’information avec un profond intérêt.
— Rien d’aussi brutal que ce qui affligeait Teotas, je l’espère sincèrement. Cet homme était totalement anéanti lorsque nous nous sommes rencontrés. Pâle, les yeux injectés de sang, tremblant. Il m’a confié sans ambages qu’il redoutait chaque nuit de s’endormir, par peur des rêves. Toute solution au problème avec Fiorinda que nous aurions pu essayer de mettre au point devenait impossible à discuter, car ses rêves l’avaient réduit à l’ombre de lui-même. Il a déclaré avoir été convaincu, par ses rêves, de ne pas être digne d’être Haut Conseiller. Il m’a supplié de le délivrer de cette désignation. Ce que, j’imagine, j’aurais dû faire, vu l’état dans lequel il était. Mais c’est lui que je voulais, Prestimion, je le voulais désespérément. Je lui ai finalement demandé de laisser de côté toute cette histoire pendant une semaine de plus, et il m’a semblé lorsqu’il m’a quitté qu’il l’avait accepté.